Sur la piste des manuscrits turcs chaghataï – Écho de recherche
Docteur en turcologie, Lamine Tamssaout est lauréat 2024 de la Bourse Paul LeClerc – Comité d’histoire de la BnF. Depuis octobre dernier, en tant que chercheur associé au département des Manuscrits de la BnF, il travaille au catalogage des manuscrits en turc chaghataï, dialecte historique aujourd’hui éteint. Ses recherches ont d’ores et déjà permis de repérer dans les fonds de la BnF une soixantaine de manuscrits chaghataï qui n’étaient pas identifiés comme tels.
Chroniques : Pouvez-vous nous présenter le dialecte chaghataï ?
Lamine Tamssaout : Le turc chaghataï, aussi appelé turc oriental, est à l’origine une langue de palais, administrative et littéraire, utilisée en Asie centrale à partir du XIVe siècle. Il tient son nom du prince Chaghataï, deuxième fils de Genghis Khan, qui est alors à la tête de l’un des quatre khanats constituant l’Empire mongol. Le turc chaghataï dépasse ensuite la seule cour du prince et devient un dialecte en usage en Asie centrale, où il sera parlé jusqu’au XXe siècle. S’il n’est plus utilisé aujourd’hui, d’autres dialectes contemporains en sont issus, comme le turc ouzbek, qui en dérive à 90 %.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous spécialiser en turcologie ?
J’avais appris le turc contemporain dès le lycée en Kabylie et j’ai poursuivi en turcologie à l’université d’Alger, puis en Turquie, à Manisa. Après avoir travaillé sur l’influence du turc ottoman sur le berbère – au cours des trois siècles où l’Algérie était sous domination ottomane, entre 1515 et 1830 –, je me suis tourné vers des dialectes plus anciens.
C’est vous qui avez proposé au département des Manuscrits de cataloguer les manuscrits chaghataï. Comment est né ce projet ?
Le manuscrit de la BnF que j’ai étudié pour mon doctorat avait été mal identifié : présenté comme du turc chaghataï dans le catalogue réalisé par Georges Vajda dans les années 1940-1960, il était, selon Gallica, écrit en turc ottoman ; en réalité, ce n’était ni l’un ni l’autre, mais du vieux turc ou turc du Khwarezm, datant du XIIIe siècle ! D’autres erreurs me sont apparues au cours de mes recherches. J’ai donc proposé de réaliser un nouveau catalogue des textes en turc chaghataï. Il s’agit non seulement de vérifier l’ensemble des 2 038 manuscrits turcs qui sont répertoriés, tous dialectes confondus, à la BnF, mais aussi de chercher si les fonds ne contiennent pas d’autres manuscrits dans cette langue qui n’auraient pas été identifiés comme tels. J’en ai fait l’expérience : entre deux textes chinois du fonds Pelliot, qui rassemble aussi des manuscrits ouïgours et mandchous, j’ai découvert 27 folios d’un poème en turc oriental des XVIe-XVIIe siècles. J’en ai trouvé un autre à la fin d’un manuscrit persan catalogué par Francis Richard – une découverte d’autant plus importante qu’on ne connaît de ce texte que quatre copies, dont deux sont conservées à la bibliothèque Millet Kütüphanesi d’Istanbul et les deux autres au British Museum. Au bout de quelques mois de travail, j’ai déjà dénombré 130 manuscrits en chaghataï, soit 58 de plus que les 72 catalogués jusqu’ici.
Comment procédez-vous pour les identifier ?
Le premier élément discriminant est la graphie : le turc oriental s’écrit en caractères arabo-persans – à la différence notamment du turc contemporain qui emploie l’alphabet latin, selon la réforme voulue par Atatürk dans les années 1920. Il faut ensuite s’appuyer sur des critères linguistiques, à commencer par la forme du verbe être, qui diffère en turc chaghataï et en turc occidental : il se dit Bolmak dans un cas, Olmak dans l’autre. Une fois les dialectes occidentaux écartés, je lis les manuscrits identifiés dans leur intégralité et je réalise une fiche de catalogue aussi complète que possible : description codicologique, contenu, mais aussi bibliographie.
Parlez-nous du corpus des 130 manuscrits chaghataï que vous avez pour l’heure dénombrés…
On y trouve des textes théologiques, historiques, de la poésie ou encore des romans, d’un volume très variable – certains peuvent faire 500 pages ! Ils sont pour la plupart écrits sur du papier ordinaire, mais quatre d’entre eux présentent un papier filigrané : je pense par exemple à Abushka, un dictionnaire turc ottoman / turc chaghataï réalisé en 1759 dans l’Eyalet de Budin, province de la Hongrie ottomane. Il était utilisé notamment pour accéder aux œuvres de Mir Alisher Navoï, auteur du XVe siècle qui est considéré comme le plus grand poète écrivant en turc chaghataï. En termes de calligraphie, la plupart des textes sont en nastaliq, réalisé avec des plumes assez larges et des encres diverses, les plus claires provenant de Chine.
Avez-vous eu entre les mains des pièces particulièrement remarquables ?
Le fonds contient des manuscrits de luxe, comme cette œuvre du poète Navoï qui est ornée d’enluminures peintes selon la technique de Tabriz (Iran), avec ses bleu, rouge et vert caractéristiques, et une basmala (invocation à Allah) en or. Un autre, intitulé Mirâj Nâmeh : l’ascension du Prophète Muhammed au ciel, est très étonnant : dans ce volume qui date de 1436, non seulement les visages des anges et de Muhammed sont figurés – ce que l’islam interdit en principe –, mais le Prophète a les yeux bridés. On peut supposer que l’auteur de l’enluminure était probablement un Turc ouïgour.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
Article paru dans Chroniques n° 104, septembre-décembre 2025

