Abel Gance. Ni vu ni connu

Au département des Arts du spectacle, Kseniia Chepurko, doctorante en histoire du cinéma, explore depuis 2018 dans le cadre de ses études et depuis quelques mois en tant que chercheuse associée de la BnF les 20 mètres linéaires qu’occupe le fonds Abel Gance (1889-1981). Constitué depuis une trentaine d’années autour des archives données en 1995 à la BnF par Claude Lafaye, ami du cinéaste, il comporte plusieurs centaines de projets de films inaboutis.

 

Chroniques : Comment est né votre intérêt pour Abel Gance 

Kseniia Chepurko : J’ai d’abord étudié en master un moment particulier de la carrière d’Abel Gance : la période où il travaillait à l’importation en France des films soviétiques, en 1930-1931. J’ai découvert peu à peu une personnalité complexe, parfois paradoxale. Le cinéaste ne cesse notamment de se revendiquer comme apolitique et affirme ne travailler que pour l’art. Or il se retrouve impliqué dans toute une série d’événements politiques. Par exemple, quand il travaille sur Christophe Colomb à la fin des années 1930, il n’hésite pas à écrire au général Franco pour lui demander son soutien ; et pour le convaincre, il affirme que l’œuvre pourra servir le nationalisme espagnol – il est pourtant incontestable qu’Abel Gance n’était pas idéologiquement proche du franquisme ! En 1964, c’est à Pékin qu’il se rend, à l’invitation du gouvernement communiste, pour conseiller l’industrie cinématographique chinoise… Au fond, c’est toute l’histoire du XXe siècle que l’on traverse quand on étudie les films réalisés par Abel Gance au cours de sa très longue carrière.

Kseniia Chepurko, chercheuse associée au département des Arts du spectacle © Anthony Voisin / Photo Synthèse / BnF

 

Quelle est l’importance, dans la filmographie du réalisateur, des films restés à l’état de projets que vous étudiez à travers le fonds de la BnF ? 

Le fonds Abel Gance de la BnF rassemble des archives sur plus de 200 projets inaboutis, soit quatre fois plus que la cinquantaine de films qu’il a effectivement réalisés au cours de sa carrière. Ce sont parfois quelques lignes griffonnées sur une feuille volante car Abel Gance n’utilisait presque jamais de carnets. Pour d’autres projets, comme la Divine Tragédie ou Christophe Colomb sur lequel il a travaillé pendant presque quarante ans, s’y reprenant à trois fois, la documentation est beaucoup plus fournie : on trouve des scénarios, dactylographiés ou manuscrits, des détails techniques, des listes de noms d’acteurs pressentis, des correspondances avec des collaborateurs…

En quoi consiste votre travail sur ce fonds ?

L’idée est d’en faire le dépouillement complet et de réaliser un répertoire de tous les films inaboutis d’Abel Gance, pour cartographier l’ensemble de son œuvre. On peut voir que les grands projets sont entourés de toute une constellation de projets satellites : sur l’Espagne des XVe-XVIe siècles, il y a bien sûr Christophe Colomb, mais aussi Découverte de l’Amérique, Ignace de Loyola, Le Cid Campeador

Le personnage de Napoléon a, de son côté, inspiré non seulement le film éponyme sorti en 1927, mais aussi un projet intitulé 1812, ainsi qu’un autre La Campagne de Russie. Le fonds est organisé par ordre alphabétique de films et beaucoup de documents ne sont pas datés. Grâce à ma connaissance de l’œuvre d’Abel Gance et de ses archives, dispersées entre la Cinémathèque française, la cinémathèque de Toulouse, le Centre national du cinéma et de l’image animée, et les Archives nationales, j’ai pu rectifier quelques documents mal attribués. L’objectif est d’enrichir et structurer le catalogue BnF Archives et manuscrits et de rendre ce fonds méconnu accessible aux chercheurs.

Avez-vous eu des surprises ?

J’ai découvert des archives d’une richesse insoupçonnée sur le deuxième projet d’Abel Gance autour de Christophe Colomb, qui date des années 1960. D’après la documentation peu importante que j’avais trouvée jusque-là, le sujet semblait n’avoir plus donné lieu, après les années 1940, qu’à des tentatives mineures. Or, en demandant la cote 875, qui devait correspondre d’après l’inventaire à une seule boîte d’archives, j’ai trouvé pas moins de dix-neuf boîtes, contenant des centaines de documents sur le film télévisé qu’il projetait à ce moment-là : des recherches sur les décors et les costumes, des images découpées dans des livres ou journaux composant des sortes de moodboards… Cette découverte m’a obligée à reconsidérer complètement la place de cette deuxième tentative dans l’ensemble du projet Christophe Colomb que j’étudie dans le cadre de ma thèse.

Est-ce particulier de travailler sur des films qui n’ont jamais vu le jour ?

Pour la plupart de ces projets, nous ne disposons pas du moindre rush, du moindre essai… On ne peut qu’essayer de comprendre ce que le réalisateur avait l’intention de faire. Se pencher sur le contexte de production de chacun des films est absolument essentiel pour tenter de comprendre pourquoi ils ont été abandonnés. C’est un travail de reconstruction passionnant, qui a trait à la fois à l’histoire du cinéma, mais aussi et surtout à l’histoire culturelle.

 

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

Article paru dans Chroniques n°100, avril-juillet 2024