Le Marquis de Sade : de l’œuvre cachée à l’écrivain surexposé

Intelligent, lettré, analyste lucide mais aussi dépensier, égoïste et jouisseur sans freins, le Marquis de Sade (1740-1810) est insensible aux limites supportables par la société. C’est en prison qu’il devient écrivain et c’est après sa mort que son nom devient celui d’une perversion sexuelle, avant même que l’œuvre emblématique du « sadisme » ne soit connue. Ce sont les 120 journées de Sodome, écrites clandestinement dans une prison d’Etat.

Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814)

Sade commence comme tout jeune homme de la haute noblesse au XVIIIe siècle : né à Paris, fils d’un officier appartenant à l’une des plus anciennes familles aristocratiques de la province, il passe une partie de son enfance en Provence. Après ses études dans un collège jésuite parisien, il devient lui aussi officier, mais passe plus de temps dans les théâtres et auprès des actrices et courtisanes qu’en campagne. Pour renflouer les finances familiales, il se laisse marier à une riche héritière de noblesse de robe, Renée Pélagie de Montreuil. Mais dès l’année de son mariage en 1763, un scandale de mœurs lui vaut un bref premier passage à la Bastille.

Pendant quinze ans, Sade alterne et additionne distractions parisiennes et projets d’aménagement dans ses châteaux provençaux, vie de famille (trois enfants naissent), voyages (d’agrément ou pour fuir des poursuites) et « affaires » de plus en plus graves, impliquant prostituées, domestiques, belle-sœur chanoinesse… En 1772, à Marseille, aux accusations précédentes de cruauté et de blasphème, s’ajoutent celles de sodomie et d’empoisonnement. Condamné à mort par contumace par le parlement d’Aix-en-Provence, plusieurs fois en fuite, il se réfugie dans son propre château, lieu d’un nouveau scandale impliquant de très jeunes domestiques. Sade mélange les sexes et les classes sociales et ne sent pas l’évolution de la morale : sa belle-famille exaspérée obtient une lettre de cachet définitive, qui le conduit à la forteresse royale de Vincennes en février 1777, d’où il sera transféré à la Bastille en 1784.

Libre en 1790 après l’abolition des lettres de cachet, il s’engage dans l’action révolutionnaire dans son quartier, comme membre actif de la « section des piques », où sa haine de l’arbitraire et sa défense de l’athéisme le rendent suspect sous la Terreur. Après être sorti de ses nouvelles prisons et avoir échappé de peu à la guillotine, ce sont ses publications (Justine, La Nouvelle Justine, Histoire de Juliette) qui lui valent un nouvel enfermement sur ordre de Napoléon : il passe ses dernières années à l’hospice de Charenton, où il peut faire jouer ses pièces de théâtre par les autres détenus, avant de mourir le 2 décembre 1814.

 

Vue de la Bastille; 1647, François Callot, BnF, Arsenal, GR FOL SUPPL 25 - BnF

Un homme de lettre en prison

Entré au château de Vincennes en 1777 sur « ordre du Roi », Sade ne sait s’il en sortira un jour. En quelques années, le jeune homme actif devient obèse et souffrant, abimé par les tortures morales de cette incertitude et par les souffrances physiques du prisonnier : le manque d’exercice, la gourmandise du pensionné qui attend ses colis de douceurs, le froid et l’humidité des forteresses médiévales, l’absence de lumière, la fumée du poêle… Alors que du temps de sa liberté, Sade s’était adonné aux plaisirs de la littérature de circonstance ou de divertissement, dans sa cellule il occupe sa solitude à écrire comédies, drames moraux  et nouvelles. C’est en prison qu’il devient véritablement écrivain. Le désespoir et la frustration alimentent une imagination, une ironie, pour ne pas dire une drôlerie, un élan subversif, demeurés sans comparaison.

Correspondance du marquis de Sade avec sa femme, ses enfants et Mlle Du Rousset. Ordonnances du médecin et comptes d’apothicaires, 1763-1789, BnF, Arsenal - BnF

Entouré de son mobilier et de sa bibliothèque, qui compte près de 600 volumes en 1789, il consacre ses journées à la lecture, à la correspondance et à l’écriture. Il écrit sans relâche quelques-uns des textes fondateurs de son œuvre: Justine ou les malheurs de la vertu, Dialogue entre un prêtre et un moribond, L’Histoire de Juliette, Les Crimes de l’amour, Aline et Valcour… Mis au propre sur des cahiers, ces textes restent de la littérature lisible, qu’il peut espérer transmettre « au dehors ». En 1783-1785, il traverse une période de désespoir aggravée par une infection torturante à l’œil et seule l’imagination lui permet d’échapper au présent et à la souffrance. Il y cherche dérivatif, et même vengeance fantasmée contre sa belle-mère qui l’a fait enfermer : il compose Les 120 journées de Sodome, l’œuvre emblématique du « sadisme ». Ce terme apparu en 1834 dans le Dictionnaire universel de Boiste, renvoie à la fois à la débauche la plus débridée et a une attitude antisociale qui effraie.

Les 120 journées de Sodome

Durant quatre mois d’un hiver du début du XVIIIe siècle (du 1er novembre au 28 février), quatre riches amis libertins s’enferment avec leurs épouses, leurs filles, des courtisanes et « un grand nombre d’objets luxurieux des deux sexes » dans le château de Silling, au cœur de la Forêt noire.

Ils y expérimentent tout ce qui d’après eux peut se faire en matière de jouissance sexuelle : leur plaisir repose toujours sur le pouvoir qu’ils imposent, sans limite comme leur toute-puissance.

Après une présentation des lieux et des quatre personnages, suivent quatre parties, dont les trois dernières sont restées à l’état de plans, plus ou moins développés et s’apparentant à des listes. Selon une gradation qui, de l’anodin ou presque, s’emballe jusqu’aux pires violences. Chaque partie se déroule sur un mois et décrit cent cinquante passions : simples, doubles, criminelles puis meurtrières. À la fin du récit, ne restent quasiment plus que les quatre amis, maîtres absolus du pouvoir de vie ou surtout de mort.

 

Transféré à la Bastille fin février 1784, on ne sait si Sade a pu y emporter des brouillons avec ses effets ; lui sait en tout cas qu’il ne pourra jamais faire sortir ce texte et qu’il doit le maintenir secret. Pour garder absolument illisible son manuscrit, il confectionne et copie en secret en trente-sept jours à partir du 21 octobre 1785, une longue bande de 11,85 mètres de long sur 11,4 à 12 cm de large, à l’écriture microscopique et propice à être roulée, puis dissimulée dans un étui, un vêtement, voire une cache murale… « Chef-d’œuvre » de prisonnier, le rouleau de Sade a été acquis par la Bibliothèque nationale de France en 2021 et a rejoint les Archives de la Bastille, où est conservé le dossier du prisonnier Sade. Exposé dans le musée de la BnF, il a fait l’objet d’une campagne de restauration en 2022.

Le texte des 120 journées de Sodome est publié pour la première fois en 1904. Par l’histoire fascinante du manuscrit, sa publication tardive, et la légende maudite qui entoure son auteur, ce texte fondateur de l’œuvre de Sade est devenu un classique, à la fortune posthume immense qui a profondément marqué des créateurs tels que Paul Éluard, André Breton, Georges Bataille, Maurice Blanchot, Pier Paolo Pasolini, Annie Le Brun, Philippe Sollers.

En savoir plus sur la restauration du rouleau de Sade

Ressources en ligne de la BnF