Au diapason des manuscrits médiévaux

Anna Arató mène au département des Manuscrits un projet de recherche sur un réseau littéraire apparu au XIIIe siècle dans le Nord de la France, dans le cadre d’un contrat post-doctoral associant la BnF et l’école universitaire de recherche Translitterae (université Paris Sciences Lettres). Rencontre avec une chercheuse qui développe un rapport singulier aux manuscrits médiévaux.

 

Anna Arató - Photo Hughes-Marie Duclos


Chroniques : Vous avez soutenu en 2019 votre thèse de doctorat sur l’œuvre poétique de Philippe de Rémi, seigneur de Beaumanoir, connu pour son roman La Manekine écrit vers 1240. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à cet auteur ?

Anna Arató : J’ai fait mes études de licence et master à Budapest et c’est en assistant à un séminaire sur Tristan et Iseult que j’ai rencontré la littérature médiévale : ça m’a « encharmée » ! Au moment de choisir mon sujet de thèse, j’ai d’abord voulu travailler sur La Manekine et la représentation de la Hongrie qui s’y fait jour : dans les fictions médiévales, la Hongrie est décrite comme un pays exotique, intriguant. Assez vite, je me suis rendu compte que travailler sur une traduction en français moderne constituait pour moi une barrière à la compréhension de l’œuvre. Il fallait que j’accède aux textes dans leur intégrité, en ancien français – et pour cela il fallait que je vienne en France. Grâce à une bourse de l’Institut français de Budapest, j’ai pu être accueillie à l’ENS et poursuivre ma thèse en cotutelle. C’est comme ça que, en consultant les manuscrits conservés à la BnF, j’ai découvert que Philippe de Rémi avait aussi composé des textes poétiques, un corpus passionnant ! On y trouve ce qu’on appelle des « poésies du non-sens » : des « fatrasies », des « oiseuses », des « rêveries » qui ont séduit plus tard les surréalistes. Dans ce corpus apparaît une logique de compilation que j’ai cherché à détailler, en explorant le déplacement des traditions poétiques et la naissance de nouveaux genres qui s’y opèrent.

Dans le cadre du projet de recherche que vous menez au département des Manuscrits de la BnF, vous reconstituez un réseau littéraire apparu autour du XIIIe siècle à Arras : comment avez-vous découvert son existence ?

En travaillant sur le contexte de production du corpus poétique de Philippe de Rémi, j’ai vu que ses poèmes partageaient des traits formels et sémantiques communs avec d’autres pièces composées dans le Nord de la France. Peu à peu, s’est fait jour un réseau poétique animé par différents auteurs peu connus, qui ont pourtant une production littéraire remarquable. Ils gravitaient autour de la ville d’Arras, sorte de « hub » de la littérature de l’époque, traversé par un axe commercial qui reliait le Nord et le Sud de l’Europe. S’y trouvaient deux centres culturels et intellectuels, le Puy et la Confrérie, qui rassemblaient poètes, trouvères et penseurs. Quand on travaille sur des époques si anciennes, on oublie souvent que les personnes qui y vivaient étaient des êtres humains comme nous, inscrits dans un tissu social et culturel. Pour reconstituer ce réseau, il m’a fallu libérer mon imagination : comment les textes circulaient-ils ? Comment ces poètes échangeaient-ils, se nourrissaient-ils les uns les autres ? Chez moi, ce recours à l’imaginaire passe par une sorte de rapport d’amitié avec les manuscrits médiévaux.

Qu’est-ce que vous entendez par là, comment se lie-t-on d’amitié avec un manuscrit ?

On est souvent intimidé en face d’un manuscrit médiéval, du fait des conditions de consultation très cadrées (et c’est tant mieux !), du fait aussi de notre tendance à sacraliser les objets patrimoniaux. Mais cette intimidation entraîne chez le chercheur une certaine rigidité qui peut l’empêcher d’envisager le manuscrit dans toutes les dimensions. Il faut se détendre, prendre une respiration profonde, s’imaginer dans l’atelier des copistes, se rappeler la chance que l’on a de côtoyer ces documents… L’émerveillement est aussi une clé pour comprendre ! Parfois, les reliures des manuscrits sont très serrées et pour les maintenir ouverts il faut utiliser des futons, des serpentins. Dans ces cas-là, j’adore me dire que j’ai affaire à un manuscrit réticent, que je dois l’approcher avec humilité, avec tendresse même, qu’il faut que je le prie de s’ouvrir et de me montrer ce qu’il contient.

Le projet que vous menez à la BnF vise aussi à valoriser ces fonds de manuscrits jusqu’à maintenant peu étudiés…

La valorisation de ce patrimoine très riche va prendre plusieurs formes, avec un volet orienté vers les chercheurs pour attirer leur attention sur ce corpus par des articles et une journée d’étude, un volet de catalogage qui consiste à enrichir et compléter les notices de certains de ces manuscrits, et enfin un volet grand public qui s’inscrit dans la campagne d’expositions « Hors les murs » de la BnF. Je travaille également à organiser un concert de musique médiévale qui aura lieu début 2023 au musée de Cluny, autour des pièces musicales de Philippe de Rémi et de certains de ses contemporains.

 

Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem

Entretien paru dans Chroniques n° 95, septembre-décembre 2022