Bouillon de contre-culture

Après un premier cycle en littérature française à l’université d’Oxford, James Horton a poursuivi ses études en France, où il termine actuellement une thèse de doctorat en histoire des arts à l’École normale supérieure consacrée à des figures méconnues de l’underground européen et américain des années 1960 et 1970. Depuis 2021, il est chercheur associé au département Droit, économie et politique où il mène un travail de recensement des titres de presse alternative conservés dans les collections de la BnF.
 
James Horton - Photo Carole Desheulles


Chroniques : Votre thèse porte notamment sur les parcours de Mary Beach et Claude Pélieu, artistes peu étudiés dans l’historiographie des contre-cultures : comment les avez-vous découverts ?

James Horton : Au cours de mes études à Oxford, je me suis intéressé à la période de l’histoire française qui correspond à la guerre d’Algérie et à ses suites – un moment de bascule où la France est projetée dans une modernité qui est le berceau du monde actuel, comme le raconte l’historienne Kristin Ross. Je lis Georges Perec, Christiane Rochefort, et en même temps, j’aime beaucoup la science-fiction des années 1950 et 1960, les romans de J. G. Ballard, de William Burroughs, ou encore l’art de l’Independent Group londonien. Au hasard d’une note de bas de page dans un livre sur Ballard et les arts visuels, je croise les noms des premiers traducteurs de Burroughs en français, Claude Pélieu et Mary Beach. Ça pique ma curiosité d’Anglais francophone : comment peut-on traduire – à quatre mains ! – une langue aussi étrange, composite, désarticulée ?
En 2015, alors que je poursuis mes études en littérature comparée et histoire de l’art à Paris VII et à l’ENS, j’apprends que la BnF acquiert un fonds d’archives Pélieu-Beach. Je consacre mon mémoire de master à ce couple franco-américain dont le rapport à la langue et à l’image me fascine. Ils pratiquent le collage et le mail art, traduisent les auteurs de la Beat generation, éditent des revues ; leur travail est irrigué par le cut-up, cette technique d’écriture expérimentale conçue par Burroughs et le peintre Brion Gysin.

Comment retrace-t-on le parcours de figures aussi marginales ?

Les artistes et écrivains que j’étudie – Pélieu et Beach, mais aussi Jeff Nuttall ou Carl Weissner – ont traversé l’océan Atlantique et la Manche, leurs archives sont dispersées à la BnF, à la New York Public Library, à la John Rylands Library de Manchester, mais aussi à Chicago, en Arizona… Pour plusieurs d’entre eux il n’existe pas de fonds unique constitué, ce qui en soi est significatif : ce sont des artistes-passeurs qui ne cherchent pas à construire une oeuvre au sens classique du terme. Leur parcours ne constitue pas une success story, et c’est une des questions qui sous-tend ma réflexion d’historien : qu’apprend-on des artistes qui ne parviennent pas à s’imposer dans l’histoire ?
Par ailleurs, pour reconstituer leurs trajectoires, la presse alternative anglo-saxonne et française, qui émerge au milieu des années 1960, est un terrain riche d’enseignements. Burroughs publie dans l’International Times, journal underground londonien, Pélieu et Beach dans le NOLA Express à la Nouvelle-Orléans, ou encore dans Actuel ou dans Le Parapluie à Paris. C’est grâce à eux que j’ai d’abord plongé dans la presse alternative française…

Et en 2021, vous tombez sur l’appel à chercheurs de la BnF, qui contient un projet autour de la presse alternative…

Oui, c’était une autre belle coïncidence : un premier travail de recensement comptant environ 200 titres avait été effectué au sein du département Droit, économie, politique et demandait alors à être complété. Pour cela, j’ai dépouillé la littérature scientifique sur le sujet, des bases de données comme celles de la Fanzinothèque de Poitiers, de l’ARCL (Archives recherches et cultures lesbiennes) ou de la presse anarchiste (la base Bianco). J’ai surtout passé du temps à feuilleter cette presse : on y trouve souvent une rubrique « Revue des revues » qui renvoie vers d’autres journaux. J’ai établi une liste de plus de 300 titres que je m’attelle maintenant à cartographier.
Les thèmes abordés sont multiples : écologie, avec des titres comme La Gueule ouverte ou Suicidez-vous, actualité sociale et politique, sexualité et luttes queer, féminisme, antipsychiatrie, ou encore régionalisme. Si les titres ont souvent une orientation ou une thématique principale, on y refuse toute spécialisation pour penser les enjeux en termes d’une convergence des luttes, en insistant sur les connexions et les dynamiques passées sous silence par la grande presse : Guy Hocquenghem, acteur important du journal Tout !, parle d’un « transversalisme éhonté ».
Je me suis particulièrement intéressé à la façon dont ces prises de position se traduisent graphiquement et matériellement, mais les portes d’entrée sont infinies. L’objectif de ce travail est justement d’offrir aux chercheurs un outil bibliographique pour les aider à se repérer dans un corpus encore méconnu et pourtant capital pour l’histoire sociale, politique, culturelle et militante. C’est un objet marqué par la radicalité des positions qui s’y expriment et dont la lecture est tour à tour mélancolique et grisante. 

Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem

Entretien paru dans Chroniques n° 96, janvier- mars 2023