Cartographier Senghor
Quand Edoardo Cagnan évoque le parcours qui l’a mené d’un lycée milanais à la BnF et à l’ENS, en passant par La Sorbonne et l’université McGill de Montréal, il est beaucoup question de rencontres. Rencontre avec la langue française, qu’il ne maîtrise pas encore parfaitement quand il commence une année d’hypokhâgne à Paris, décrite avec un recul amusé comme « à la fois formatrice et traumatisante ». Mais aussi rencontres littéraires et humaines qui émaillent ses projets de recherche, tous porteurs d’une dimension collective et transnationale.
De Camus à Sembène et Senghor
C’est avec Camus, chez qui Edoardo Cagnan explore la figure de style de la réticence et le rapport de l’écrivain au non-dit, que naît son intérêt pour la question coloniale, « un peu par la bande, en toile de fond », note-t-il. Le choc de la crise migratoire le convainc de délaisser Camus pour les littératures francophones d’Afrique. Son choix se porte sur la littérature sénégalaise : « Je voulais étudier les textes d’un pays dans lequel il était possible d’aller, et la découverte de l’œuvre d’Ousmane Sembène a été déterminante. J’ai été ébloui par son film La Noire de…, adapté d’une de ses nouvelles. » La lecture de Sembène amène à celle de son principal rival littéraire et opposant politique, Léopold Sédar Senghor. Edoardo Cagnan entame alors une thèse de doctorat sur ces deux auteurs, sous l’angle de la stylistique et de l’analyse du discours. Il s’intéresse, à travers eux, à la polarisation du discours africain francophone qui se fait jour au tournant des années 1950 et 1960, au moment où le Sénégal proclame son indépendance.
Se confronter aux archives
« Ce qui m’intéresse, c’est d’entrer dans le texte », explique le chercheur qui aurait voulu consacrer une partie de sa thèse à la génétique textuelle. Mais la crise sanitaire complique l’accès aux archives. Au printemps 2020, les bibliothèques ferment leurs portes, celle de l’université d’Indiana, qui conserve aux États-Unis les archives de Sembène, comme la BnF où se trouve un fonds Senghor. Aussi quand, à la fin de sa thèse, Edoardo Cagnan est sollicité par Claire Riffard, qui dirige l’équipe « Manuscrits francophones » à l’ITEM, pour travailler sur Senghor, c’est l’occasion de rattraper ce rendez-vous manqué. Chargé de fonder un groupe de recherche international sur l’œuvre de Senghor en partenariat avec des enseignants-chercheurs de l’université Cheikh Anta Diop (UCAD) de Dakar, il se lance ensuite dans la codirection, avec Alioune Diaw, d’un projet d’édition critique qui le mène au département des Manuscrits de la BnF.
Le fonds Senghor qui y est conservé comporte cinq volumes issus de deux dons successifs – le premier effectué par le poète-président lui-même en 1979 et le second en 2006 par sa veuve, Colette Hubert. « Le rapport de Senghor à ses papiers est assez mystérieux : s’il avait une vision monumentale et unitaire de son œuvre, il n’en va pas de même pour ses archives qui sont dispersées, note le chercheur. Outre le fonds de la BnF, un autre est conservé à Berlin, à la bibliothèque de l’Institut d’études asiatiques et africaines de l’université Humboldt. La mairie de Verson, en Normandie, où Senghor possédait la maison dans laquelle il est mort en 2001, conserve également des archives. Il y a un véritable intérêt à cartographier et à décrire ces fonds. »
Dans l’atelier d’écriture de Senghor
Le projet de recherche postdoctorale que mène Edoardo Cagnan à la la BnF et à l’ITEM vise, au-delà d’une fine description des fonds, à saisir les différentes facettes de Senghor et montrer l’extrême variété de son écriture. L’exploration de sa présence dans la presse, via Gallica et Retronews, donne des informations sur la genèse de certains de ses poèmes. Les entretiens donnés dans les journaux, les articles d’actualités sur ses interventions à l’Assemblée font émerger des aspects oubliés de son parcours, comme son rôle dans la rédaction de la constitution de la IVe République. Sa correspondance avec les intellectuels et artistes de son temps, de Langston Hughes à Julien Green, vient également nourrir ce travail de cartographie collective, qui prendra la forme d’une journée d’étude le 27 juin à la BnF I Richelieu et d’une édition critique des œuvres de Senghor, prévue pour 2026. « Les textes de Senghor ne sont pas simples d’accès : ils dépaysent aussi bien le lecteur européen qui ne connaît pas le Sine-Saloum, sa région natale, que le lecteur africain qui n’a jamais mis les pieds dans la Somme. L’enjeu des travaux menés par l’équipe internationale dont je fais partie est de donner des clés de lecture. Et pour cela il est très important de penser ces outils de compréhension et de partage à la fois depuis Paris et Dakar, mais aussi hors de France et du Sénégal : Senghor, en tant qu’auteur francophone, intéresse aussi les lecteurs malgaches, libanais, québécois ! »
Mélanie Leroy-Terquem
Article paru dans Chroniques n°100, janvier-mars 2024