Dans l’épaisseur de l’écriture proustienne

Comment Proust a-t-il composé À la recherche du temps perdu ? Comment cette œuvre a-t-elle été imaginée, fabriquée, transmise, y compris après la mort de l’écrivain en 1922, jusqu’à devenir l’une des plus célèbres de la littérature mondiale ? L’exposition Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre apporte des réponses en s’appuyant sur l’exceptionnel fonds de manuscrits de la BnF. Chroniques a rencontré les trois commissaires.

 

Marcel Proust, «À la recherche du temps perdu», manuscrit autographe. Soixante-deux cahiers de brouillons comportant des ébauches des différentes parties de la «Recherche» à divers stades de leur rédaction - BnF, département des Manuscrits

 

Chroniques : L’exposition Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre est la quatrième réalisée par la BnF sur l’auteur d’À la recherche du temps perdu : qu’est-ce qui la distingue des précédentes ?

Guillaume Fau : C’est le seul cas d’un auteur de la littérature française qui ait été montré aussi régulièrement depuis sa mort : en 1947, en 1965, en 1999, une fois par génération ou presque. Outre le fait que nous commémorons le centenaire de sa mort, cette exposition se distingue car elle apporte un nouvel éclairage sur les progrès de la connaissance et de la recherche autour de la genèse d’À la recherche du temps perdu à partir du fonds exceptionnel de manuscrits conservé à la BnF ainsi que de documents inédits.

Le parcours de l’exposition suit l’ordre des tomes de la Recherche. Pourquoi ce choix ?

Nathalie Mauriac : Suivre l’ordre de l’écriture aurait été très complexe, car Proust a écrit le premier et le dernier tome en même temps ou presque et a opéré de multiples changements dans l’organisation de l’œuvre. Nous avons donc traité la genèse du roman en déroulant l’ordre des volumes, de Du côté de chez Swann paru en 1913 au Temps retrouvé publié à titre posthume en 1927, mais en respectant la tomaison originale voulue par Proust, souvent méconnue. Il y aura donc quelques surprises pour le visiteur.

Antoine Compagnon : À chaque volume correspond une salle de l’exposition, avec son choix d’épisodes, certains très attendus – comme la madeleine ou la sonate de Vinteuil – et d’autres moins connus. Le visiteur peut parcourir l’exposition de deux façons : en suivant le fil du roman tel qu’il a été publié et, à l’intérieur de chaque salle, en se déplaçant dans la genèse du roman, ce qui donne le sentiment de l’épaisseur de cette écriture.

La première salle est consacrée à la célèbre première phrase de l’œuvre : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » Comment est née cette phrase ?

G. F. : L’exposition présente une animation visuelle qui permet d’appréhender les différentes versions de ce début depuis la première dactylographie corrigée, datant de 1909-1912, sur laquelle la phrase apparaît jusqu’à la version définitive sur les placards corrigés où elle est biffée puis rétablie. Cela donne à voir le côté précaire et fragile de la genèse du texte.

N. M. : On sait que la Recherche commence par « Longtemps » et se termine par « dans le Temps ». Nous avons voulu rendre sensible ce caractère cyclique en offrant dès l’entrée de l’exposition une percée vers la dernière salle. On y verra aussi s’écrire le fameux mot « Fin ».

La salle consacrée au Côté de Guermantes II – Sodome et Gomorrhe I est une salle pivot dans le parcours…

G. F. : Ce tome est en effet le lieu d’un basculement. C’est le moment où le héros arrive au bout de son initiation mondaine, ne croit plus à la poésie des Guermantes. À travers un comportement voyeuriste, il découvre les goûts homosexuels de monsieur de Charlus et entrevoit alors l’envers du monde : c’est Sodome et Gomorrhe à partir duquel le roman bascule dans l’approfondissement de la réalité.

N. M. : Proust tenait au plus haut point à la composition de son œuvre. Le tome Le Côté de Guermantes II – Sodome et Gomorrhe I est le moment charnière où les choses s’inversent et c’est aussi le « centre » de l’œuvre. Nous avons voulu faire sentir au visiteur cette construction en diptyque, d’autant qu’elle a été masquée par les réaménagements posthumes de l’édition.


Quelles sont les pièces majeures qui sont exposées ?

G. F. : Le public découvrira des pièces présentées pour la première fois. C’est le cas du spectaculaire exemplaire de Du côté de chez Swann portant un très long envoi de 1915 à Marie Scheikévitch qui dévoile le devenir des personnages du roman, récemment acquis par la BnF grâce au mécénat et aux dons collectés dans le cadre d’une souscription publique. C’est aussi le cas du manuscrit de grand format des Soixante-quinze Feuillets, la plus précoce ébauche de l’œuvre. On y trouvera également un ensemble de « planches » relatives à la genèse d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, d’autant plus important que le manuscrit de ce tome n’existe plus puisqu’il a été dispersé par Proust dans les 51 exemplaires d’une édition de luxe en 1920. Les manuscrits, venus pour la plupart de l’exceptionnel fonds du département des Manuscrits de la BnF, forment bien sûr le cœur du propos.

N. M. : Nous avons aussi bénéficié de prêts de manuscrits et de photographies inédits. Et grâce à la contribution de plusieurs musées parisiens, on pourra voir des chefs-d’œuvre de Monet et Turner (admirés par Proust), un tableau d’Hubert Robert, James Tissot… sans compter des robes de Fortuny, des ouvrages de la bibliothèque de l’écrivain…

L’exposition s’attache à montrer la réalité du travail de l’écrivain…

A. C. : Marcel Proust n’a pas écrit son œuvre de façon linéaire du début à la fin, mais par séquences isolées au départ qu’il a montées, démontées, remontées parfois des années plus tard dans un vaste travail de placement du texte et des épisodes.

G. F. : Certains de ces fragments sont regroupés dans la dernière salle, dans une présentation de ce que nous avons appelé des « copeaux » de texte, à l’image de ceux qui tombent d’un morceau de bois qu’un artisan est en train de travailler. Ils regroupent quelques cahiers, mais surtout des chutes, des fragments de notes, des passages qui dans leur foisonnement figurent bien cet intense travail de la création et de l’écriture.

N. M. : Il y a dans l’ampleur du travail de Proust quelque chose de démesuré dont témoigne la matérialité même de ses manuscrits, à commencer par les fameuses paperoles, ces accordéons de fragments raboutés et collés dans ses cahiers. Nous en montrons plusieurs dans les dernières salles.

Certains proches de Marcel Proust ont joué un rôle important dans la genèse de l’œuvre…

G. F. : Proust était en rapport avec de nombreuses personnes ! C’était l’être le plus sociable qui soit… Il avait des informateurs qu’il interrogeait sur des points techniques, et aussi plusieurs secrétaires. Il faut mentionner Mademoiselle Rallet, la secrétaire des éditions de la NRF qui a eu l’idée de découper les « placards » corrigés d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, parce qu’ils étaient trop raturés et donc illisibles, et de les coller sur de grandes planches. Son travail a tellement ébloui Proust qu’il en a fait le point de départ d’une édition de luxe !

A. C. : La correspondance de Proust est une mine pour comprendre comment il travaillait ! L’image de l’écrivain solitaire, retiré du monde, qui lui est associée est un mythe. Elle est vraie entre 1909 et 1911, où il ne publie rien et écrit le noyau du roman. Mais le reste du temps, il est en lien avec toutes sortes d’informateurs, il cherche des renseignements auprès de ses proches, de domestiques, de serveurs de restaurants… Sa correspondance fait partie de la fabrique de son écriture. La vie et l’œuvre se confondent, tout ce que fait Proust devient la matière de l’œuvre.

L’exposition s’appuie sur les résultats de la recherche proustienne depuis vingt ans. Quelles ont été ses avancées les plus importantes ?

G. F. : Ces vingt dernières années, et la récente acquisition des Soixante-quinze Feuillets le confirme, ont été très riches. Les manuscrits, correspondance comprise, sont aujourd’hui intégralement numérisés et disponibles gratuitement sur Gallica.

A. C. : La mise en ligne du fonds a représenté un progrès considérable pour les chercheurs. C’est paradoxal, mais on travaille mieux sur Gallica qu’au cabinet des Manuscrits, grâce aux facilités et au confort offerts par les outils de grossisse - ment, de téléchargement, d’impression ou d’affichage instantané de plusieurs sources. Et la recherche proustienne va dans toutes les directions, biographique, historique, génétique… C’est un véritable renouveau.

N. M. : Quand j’ai commencé à travailler sur Proust, pour se rendre au département des Manuscrits il fallait une autorisation et c’était tout un rituel. Ensuite, à l’ITEM, je lisais sur les machines à microfilms. Tout était gris et noir. Les choses ont commencé à changer en 2004 avec la numérisation du fonds, achevée en 2012, qui a rendu possibles de nouvelles entreprises éditoriales. C’est ainsi que l’Agenda 1906, acquis par la BnF en 2013 – un carnet de notes préparatoires à la première partie de Du côté de chez Swann –, a pu être édité en format numérique. Il a fallu créer environ 250 hyperliens dans Gallica pour contextualiser ce petit document ! La numérisation est porteuse de défis pour les générations suivantes dans la mesure où elle offre de très larges possibilités de redéploiement intellectuel de la recherche sur la fabrique de l’œuvre.

Propos recueillis par Sylvie Lisiecki

Entretien paru dans Chroniques n° 95, septembre-décembre 2022