Dans les coulisses de la linguistique fonctionnelle
En 2013, des proches d’André Martinet (1908-1999) faisaient don à la BnF d’un ensemble de documents ayant appartenu à cette grande figure française de la linguistique, à l’origine de l’analyse fonctionnaliste. Ce fonds fait aujourd’hui l’objet d’un inventaire mené par Juan Li-Naaijer, chercheuse associée au département Littérature et art. Chroniques l’a rencontrée.
Les voies de la linguistique sont étonnantes, si l’on en juge par le parcours de Juan Li-Naaijer qui doit son premier séjour en France à un concours de stand-up organisé par le consulat général de France à Chengdu. Son interprétation du sketch de Gad Elmaleh sur Ikéa – une sortie dans un magasin de la marque d’ameublement racontée comme une expédition en pays lointain – lui vaut le premier prix, un voyage de quinze jours à Paris et Strasbourg. Difficile de ne pas y voir un signe, tant l’art du timing comique repose sur la maîtrise des inflexions vocales auxquelles la jeune femme consacrera plus tard ses travaux.
Premiers pas en linguistique
Quand l’université de Yunnan accueille en 2015 le 37e colloque de la Société internationale de linguistique fonctionnelle (SILF), Juan Li-Naaijer, alors en master de langue et littérature française, est incitée à y participer. « Ma directrice de master m’a parlé des langues non sinitiques. Ça a fait tilt ! J’ai tout de suite pensé à la langue parlée par l’ethnie tai lü, qui vit dans la préfecture autonome du Xishuangbanna, dans la province du Yunnan. Comme j’avais passé là-bas mes années de collège et de lycée, je connaissais assez bien divers aspects de leur culture. » Elle propose une communication sur les pronoms personnels de cette langue en danger et peu décrite et découvre à cette occasion les principes de l’analyse fonctionnaliste, théorisée à partir des années 1960 par le linguiste André Martinet. « C’est comme ça que j’ai fait mes premiers pas en linguistique. J’ai lu sur internet les articles de Françoise Guérin, qui enseigne la linguistique générale à Sorbonne université et est secrétaire générale de la SILF – et j’ai bricolé à partir de là ! » Le bricolage porte ses fruits : Françoise Guérin l’encourage à poursuivre l’exploration du tai lü. L’année suivante, Juan Li-Naaijer obtient une bourse pour étudier en France et entamer sous sa direction une thèse de doctorat.
À l’écoute du tai lü
Tout en approfondissant ses connaissances en linguistique, la chercheuse analyse les enregistrements de locuteurs tai lü qu’elle collecte sur le terrain dans un premier temps puis à distance, via WeChat, au moment de la pandémie de Covid-19. « Je me rends rapidement compte de la richesse de cette langue et de la rareté typologique de certains de ses traits, comme le fait que les locuteurs utilisent uniquement les tons pour marquer la négation. Si nous nous basons sur nos connaissances actuelles des langues documentées, un tel trait est vraiment rare », note la chercheuse, qui souligne combien il est important de garder trace des langues en passe de disparaître. « C’est par la connaissance de la diversité linguistique que l’on peut comprendre le fonctionnement du langage humain : en appuyant nos analyses uniquement sur des langues qui ont un nombre important de locuteurs, nous réduisons considérablement notre compréhension de la capacité des humains à communiquer. »
Hasard de la vie de chercheuse : l’appel lancé par la BnF pour le classement et le catalogage du fonds André Martinet paraît au moment où s’achève le post-doctorat de Juan Li-Naaijer à Taiwan. La voici donc revenue à Paris, où parallèlement à ses travaux sur une typologie des langues tonales, elle est accueillie en tant que chercheuse associée au département Littérature et art.
Pour une histoire du fonctionnalisme
« Martinet n’était pas seulement une grande figure de la linguistique française, c’était aussi un très grand pédagogue, explique Grégoire Vitrac, chef du service du Livre et de la littérature française. La centaine de boîtes qui constituent le fonds que nous conservons contient principalement des articles envoyés par ses élèves et collègues. Ce sont des tapuscrits ou des tirés à part qui concernent des langues parlées aux quatre coins du monde. Inventorier et décrire une telle production ne pouvait se faire sans l’aide d’une expertise scientifique : c’est pour cela que nous sommes passés par le dispositif d’appel à chercheurs. Avec sa connaissance de l’œuvre de Martinet et du réseau académique dans lequel elle s’inscrit, Juan apporte un regard précieux à l’analyse de ce fonds. »
Face au mur de boîtes qui tapissent son bureau, la chercheuse avance peu à peu dans le classement : après avoir trié les articles sur les langues parlées en Afrique, elle s’attaque ces jours-ci aux écrits de Martinet, qui représentent un dixième de la totalité du fonds. « L’ensemble de ces documents ouvre une fenêtre passionnante sur les coulisses du travail du linguiste, constate-t-elle. On voit comment il avance dans son parcours intellectuel, comment les échanges avec d’autres linguistes nourrissent sa pensée : il y a là de quoi poser les bases d’une histoire du fonctionnalisme linguistique – un travail qui reste à faire ! »
Mélanie Leroy-Terquem
Article paru dans Chroniques n° 103, avril-juillet 2025