Dans les pas de Champollion

La BnF inaugure l’année Champollion avec une exposition qui invite à suivre le cheminement du déchiffreur des hiéroglyphes en montrant le caractère lumineux et novateur de sa méthode. Chroniques a rencontré les commissaires de l’exposition, Guillemette Andreu-Lanoë, Vanessa Desclaux et Hélène Virenque, trois égyptologues qui partagent une même fascination pour les langues et la civilisation de l’Égypte antique.

 
Chroniques : Pourquoi présenter une exposition sur Jean-François Champollion à la BnF ?

Vanessa Desclaux : D’abord parce que ce qu’on appelle les « papiers Champollion », qui regroupent les notes de travail du savant, sont conservés au département des Manuscrits de la BnF. Il s’agit à la fois de brouillons de textes, de fiches de lecture, de dessins, de calques, de planches découpées dans d’anciennes publications, qui documentent toute l’activité scientifique de Jean-François Champollion et rendent compte de sa progression dans la connaissance des langues et de la civilisation égyptiennes. Et il se trouve que ces papiers entrent en résonance avec de nombreux documents concernant l’Égypte antique qui sont conservés dans les différents départements de la Bibliothèque – papyrus, bronzes égyptiens antiques, cartes, photographies ou estampes documentant les voyages en Égypte au XIXe siècle… N’oublions pas que la Bibliothèque a constitué au tournant des XVIIIe et XIXe siècles un lieu très important pour la naissance de l’égyptologie.

Portrait de Jean-François Champollion, égyptologue, par Léon Cogniet, 1831 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado
Comment ces « papiers Champollion » sont-ils arrivés à la Bibliothèque ?

Vanessa Desclaux : Champollion meurt très jeune, en 1832, soit seulement dix ans après la publication de la Lettre à Dacier, dans laquelle il expose sa découverte du déchiffrement des hiéroglyphes ; c’est cette lettre qui marque la naissance de l’égyptologie dont on célèbre cette année le bicentenaire. Son frère Jacques-Joseph, dit Champollion-Figeac, qui est à l’époque en poste au cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque, insiste auprès du roi pour faire acheter les papiers de son cadet et fournir ainsi une pension à sa veuve et sa fille. Ces papiers sont alors reliés en 88 volumes. Si certains d’entre eux sont bien connus et souvent prêtés pour des expositions – ce sera le cas encore cette année –, ils n’ont pas été explorés dans leur totalité. Or ces documents sont extraordinaires…

Papiers de J.-F. Champollion, 1ère série, XVIII-XIX, Grammaire égyptienne

Guillemette Andreu-Lanoë : Oui, extraordinaires… et très précieux pour les égyptologues et pour les musées concernés. Un exemple : 

Champollion notait scrupuleusement les couleurs employées sur les monuments qu’il étudiait ; mais certaines de ces couleurs ont perdu leur éclat ou ont été effacées depuis.

La justesse et la précision du travail de copie effectué dans ces papiers permettent donc de restituer l’état aujourd’hui disparu de monuments et inscriptions antiques. En cela, ils constituent une source exceptionnelle pour les chercheurs. Dans le cadre de la préparation d’une autre exposition qui aura lieu cette année au Mucem, Pharaons superstars, j’étais venue il y a quelques années consulter ces papiers à la BnF. Je pensais en avoir pour deux jours, je suis restée une bonne semaine – et j’aurais pu y passer des mois.

Hélène Virenque : C’est d’ailleurs ce que nous avons fait par la suite, en unissant nos forces ! Pendant trois mois, nous avons parcouru chaque volume. Ce travail a consisté à identifier les différentes écritures – celles de Jean-François Champollion, de son frère, de ses collaborateurs –, puis à rechercher dans les collections des musées les objets, monuments ou œuvres correspondant aux dessins et aux calques. Nous avons ainsi pu emprunter au musée du Louvre et au musée de Turin des pièces dont on sait que Champollion les a vues, observées et copiées. 

Comment ce travail de fond sur les « papiers Champollion », mené collectivement, a-t-il contribué à orienter le propos de l’exposition ?

G. A.-L. : La consultation assidue des papiers nous a permis d’entrer dans l’intimité de la démarche de Champollion, de le suivre au musée égyptien de Turin, où il s’est rendu pour éprouver la justesse de son système de déchiffrement, de partager ses émotions, ses frustrations, ses enthousiasmes…

Car Champollion met du sentiment dans son travail – ce qui est plutôt rare chez un savant !

L’exposition restitue cela, en plaçant le visiteur dans les pas du déchiffreur.

V. D. : Il y a quelque chose de fabuleux à voir comment ce très jeune homme se lance tout seul dans une entreprise monumentale. En vingt ans, il accumule une somme de connaissances phénoménale. Il apprend à maîtriser, outre le latin et le grec, bien sûr, des dizaines de langues et d’alphabets différents – du rune à l’hébreu en passant par le syriaque, l’arabe, le copte, le sanscrit, l’araméen, l’étrusque, le gaulois, les hiéroglyphes mexicains et même le chinois ! – tout en recopiant toutes les inscriptions hiéroglyphiques sur lesquelles il peut mettre la main. Peu à peu, on assiste à la mise en marche d’un esprit tout entier tourné vers la compréhension d’une civilisation dont, à l’époque, on ne savait absolument rien ! C’est cette aventure humaine – et le rapport à l’écrit et au patrimoine qu’elle révèle – que l’exposition permet d’appréhender.

H. V. : Nous avons aussi cherché à montrer que cette entreprise ne peut pas être résumée à un « éclair de génie » de la part de Champollion, mais qu’elle repose sur une rigueur et une abnégation peu communes qui se font jour dans sa méthode de travail.

Sethi Ier et Hathor, extrait de Monuments de l’Égypte et de la Nubie, par Jean-François Champollion et Alexandre Duchesne, 1835-1845 © BnF, Manuscrits
En quoi consiste la méthode Champollion ?

H. V. : Elle se caractérise à la fois par la maîtrise approfondie des langues anciennes qu’évoquait Vanessa, et par la collecte inlassable de textes et d’inscriptions.

Cette quête le mène à la Bibliothèque – où il étudie les documents rapportés de la vallée du Nil par les voyageurs du début du siècle –, mais aussi dans divers musées d’Europe puis en Égypte où il finit par se rendre en 1828.

Il constitue ainsi un recueil d’inscriptions relevant de types de textes, de périodes et de provenances variées. En associant ces différentes sources et en étudiant des documents multilingues comme la pierre de Rosette découverte en 1799, dont il s’était procuré un estampage, il parvient à déchiffrer les hiéroglyphes puis à établir sa Grammaire égyptienne, publiée après sa mort.

Dessin de l’ostracon du bélier d’Amon conservé au musée Turin, par Jean-François Champollion, 1824-1826 © BnF, Manuscrits

V. D. : Il faut bien comprendre que Champollion ne se contente pas de déchiffrer l’écriture hiéroglyphique : il mène conjointement l’étude des écritures démotique, hiératique et hiéroglyphique, tout en accroissant la connaissance du copte – dont il double le vocabulaire connu ! Et il ne s’arrête pas là : le déchiffrement de l’écriture entraîne la compréhension de la langue, qui elle-même conduit à l’exploration de la civilisation égyptienne. Et il fait tout cela avec une rapidité confondante ! À peine cinq ans après la Lettre à Dacier, quand le voyageur Frédéric Cailliaud, revenu d’Égypte, lui confie un rouleau trouvé sur une momie dans un cercueil, il est en mesure de le traduire, mais aussi de comprendre le rituel funéraire dans lequel il s’inscrit.

H. V. : Il ranime et rend cohérente toute une civilisation alors méconnue. En cela, c’est le fondateur d’une discipline scientifique, l’égyptologie, qu’il déploie très rapidement dans les trois principaux centres de l’activité savante de l’époque – au musée du Louvre, où il occupe dès 1826 le premier poste de conservateur des antiquités égyptiennes, à l’Académie des inscriptions et belles-lettres dont il est élu membre en 1830, et au Collège de France où il inaugure en 1831 la chaire d’archéologie.

G. A.-L. : Car Champollion est aussi un historien de l’art ! Il a à cœur de voir l’Égypte gagner son rang dans les grands arts de l’Antiquité, au même titre que la Grèce et Rome – ce qu’il fait en aménageant les premières salles consacrées à l’art égyptien dans l’aile Sully du musée du Louvre.

L’exposition donne aussi à voir l’homme qu’était Champollion, travailleur acharné à la personnalité bien trempée, et la relation forte qu’il entretenait avec son frère…

V. D. : Il y a une chose frappante chez les deux frères Champollion : leur caractère combatif ! Ils sont toujours en train de batailler, que ce soit pour se faire une place dans l’élite intellectuelle parisienne, pour lever les fonds nécessaires aux travaux de Jean-François ou à son voyage en Égypte. Mais ils bataillent aussi entre eux, quand les recherches du cadet s’engagent dans des directions que l’aîné voit d’un mauvais œil, comme par exemple au moment où le jeune Champollion se met à étudier le breton ou le chinois, contre l’avis de son frère. L’aîné guide et conseille son cadet, le rabroue parfois, mais c’est aussi lui qui l’épaule quand il traverse des phases d’abattement, qui l’encourage et qui, après sa mort, milite pour la reconnaissance de son travail.

G. A.-L. : Ce qui est aussi remarquable chez Champollion, c’est qu’il est l’inverse d’un esprit froid :

c’est un amoureux de l’Égypte, animé par une passion et une volonté qui forcent l’admiration et dont nous avons voulu rendre compte avec cette exposition.

Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem

Entretien paru dans Chroniques n° 94, avril-juillet 2022