Du soufre dans le catalogue

Les centaines de bandes dessinées pour adultes publiées par l’éditeur Elvifrance entre 1970 et 1992 et conservées à la BnF ont récemment fait l’objet d’un catalogage rétrospectif complet. Une occasion de revenir à la fois sur un pan méconnu de l’histoire de la bande dessinée européenne et sur une mission fondamentale de la Bibliothèque.

Un aperçu des couvertures du fonds Elvifrance - 2023 - Photo Elie Ludwig / BnF


Quand Sylvie Levêque, gestionnaire de collections au département Littérature et art, évoque le travail mené sur le fonds Elvifrance, il est souvent question du chariot sur lequel les volumes ont transité. Dans la perspective de transferts de collections vers le futur site d’Amiens qui ouvrira en 2029, elle s’est vu confier la correction dans le Catalogue général d’une partie de ces publications en séries arrivées à la Bibliothèque dans les années 1970 et 1980 par le biais du dépôt légal. « Je ne savais rien de ce fonds, j’y suis allée en toute innocence avec mon petit chariot, raconte-t-elle. Et j’ai découvert des centaines de volumes aux couvertures hautes en couleurs : de l’horreur, de la science-fiction, des westerns, des récits historiques – le tout très fortement teinté d’érotisme, voire de pornographie. Des titres comme Les Japonaises ardentes, Luxure démoniaque ou Jacula, la reine des vampires donnent assez vite le ton ! »

L’éditeur le plus censuré de France

La voilà lancée dans le traitement de quelque 400 « petits formats pour adultes » non catalogués, parus chez Elvifrance. Cette maison d’édition est confiée en 1970 à Georges Bielec par deux éditeurs italiens désireux de faire traduire en français leurs fumetti neri – des BD de série Z violentes et amorales. Les volumes, vendus en kiosque cinq francs pièce et publiés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, rencontrent un net succès, malgré la censure qui interdit la diffusion aux mineurs de nombre d’entre eux. Bernard Joubert, fin connaisseur de l’histoire d’Elvifrance, accorde ainsi à Bielec le titre d’éditeur le plus censuré de France. Les couvertures criardes et osées des volumes empilés sur le chariot de Sylvie Levêque attirent l’attention de ses collègues. Hélène Virenque, qui assure alors le co-commissariat de l’exposition L’aventure Champollion, tombe en arrêt devant L’Œil de Néfertiti et se penche sur le catalogage de ces bandes dessinées : « Le choix des personnages féminins au centre des séries historiques (Cléopâtre, Messaline, Lucrèce) m’a interpellée, et j’étais curieuse de voir comment on progresse dans l’exploration d’un fonds méconnu et peu décrit. »

Un défi de catalogage

De fait, la rédaction des notices du fonds Elvifrance se révèle parfois délicate : les noms des scénaristes et dessinateurs ne sont pas toujours indiqués sur les volumes ; les auteurs se cachent derrière des pseudonymes ou se regroupent sous des appellations collectives – autant de gageures pour l’élaboration des notices d’autorité. Des recherches sur le catalogue de la Bibliothèque nationale italienne et sur des sites spécialisés apportent des éléments de réponse. Sylvie Lévêque et Hélène Virenque contactent par ailleurs Bernard Joubert et Christophe Bier, auteur en 2018 d’une étude sur Elvifrance, Pulsions graphiques, qui leur fournissent des renseignements précieux sur les liens entre la BD italienne et française, ou sur l’identité de certains dessinateurs. Celui du tome 6 de la série Terror : les nouvelles fleurs du mal, publiée en 1971, n’est autre que… Milo Manara, qui faisait là ses premiers pas dans la bande dessinée érotique. Désormais dûment référencés, les volumes Elvifrance ont regagné les magasins du onzième étage de la tour des Lettres du site François-Mitterrand, avant de trouver leur place à Amiens d’ici quelques années. Quant au chariot, il s’est à nouveau rempli d’autres livres à cataloguer.

Mélanie Leroy-Terquem

Article paru dans Chroniques n° 98, septembre-décembre 2023