En route pour la devanture
Doctorante à l’École pratique des hautes études, Camille Napolitano étudie les devantures des boutiques parisiennes et l’industrie étalagiste de l’entre-deux-guerres. Au croisement de l’histoire de l’art et de celle des pratiques marchandes, son travail s’appuie notamment sur la presse professionnelle commerciale conservée au département Droit, économie, politique de la BnF, où elle est accueillie en tant que chercheuse associée depuis septembre 2021.
C’est en découvrant la « revue du décor de la rue » Parade, grâce aux conseils d’une collègue spécialiste de l’histoire de la mode, que Camille Napolitano a cerné son sujet de thèse, initialement consacré aux boutiques présentées à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels de Paris en 1925. À travers les pages de cette publication créée en 1927 par l’entrepreneur Victor-Napoléon Siégel, fondateur d’une société spécialisée dans l’installation de vitrines et la fabrication d’éléments de présentation de marchandises, s’ouvrent de nouveaux horizons de recherche : « En feuilletant Parade, j’ai compris que l’art de la devanture – ou l’étalagisme – implique à la fois des industriels, des architectes et des décorateurs parfois renommés : ce n’est pas seulement une pratique commerciale, c’est aussi une industrie artistique reconnue comme telle. »
Un radar à vitrines
Une fois son objet d’étude établi, Camille Napolitano choisit de restreindre son corpus aux boutiques parisiennes de l’entre-deux-guerres. La période, qui voit les trottoirs s’agrandir, l’industrie du verre se développer et l’éclairage électrique progresser, est propice à l’évolution de leur aménagement. Portée par la création de plusieurs entreprises qui conçoivent, commercialisent et installent du matériel dédié à la vente, la devanture offre un espace où s ’entremêlent pratiques marchandes et artistiques. En témoigne l’apparition, en 1922, d’une section d’art urbain au Salon d’automne où sont exposées sept devantures. La chercheuse dépouille alors les almanachs du commerce et la presse professionnelle de l’époque, puis se met en quête des portfolios de décorateurs et de publicitaires conservés à la BnF ou au musée des Arts décoratifs de Paris, ainsi que des fonds d’architectes consultables au Centre d’archives d’architecture contemporaine. Ses recherches lui permettent de rassembler des images de devantures complètes (enseigne, vitrine et étalage) correspondant à plus de 800 boutiques, et de développer au passage des réflexes : « À force de tourner des pages pendant des heures à la recherche de devantures, j’ai habitué mon œil à les détecter comme un radar ! »
Magie de l’étalage
Si la cartographie des établissements identifiés par Camille Napolitano révèle une concentration dans les beaux quartiers, autour du faubourg Saint-Honoré, des Grands Boulevards et des arcades de la rue de Rivoli, tous les types de commerce sont concernés. De l’agence de voyage à la bijouterie, en passant par les magasins de vêtements, d’accessoires et d’alimentation – boucherie-charcuterie, fruits et légumes ou encore BOF (pour beurre, œuf, fromage) –, l’art de la devanture magnifie tous les produits, même les plus triviaux. La vitrine devient un lieu d’expérimentations scénographiques, une composition théâtralisée dans laquelle la marchandise est reine. « Une devanture, c’est un peu comme un spectacle, avec une dimension illusionniste : il arrive que les objets soient suspendus dans le vide ou mis en place sur des dispositifs mécaniques mobiles », précise la chercheuse. D’ailleurs, certains étalagistes sont aussi magiciens, comme Robert Veno, auteur à la fois de La Prestidigitation pour tous et du Manuel théorique et pratique d’étalagisme.
Un sujet « boîte de Pandore »
La pratique de la devanture a ses théoriciens, à l’image de l’architecte-décorateur René Herbst, qui publie régulièrement dans Parade et donne des conférences où il explique vouloir faire de la rue un musée accessible à tous. Pour diffuser les principes de l’étalagisme, les publications spécialisées se multiplient dans l’entre-deux-guerres, des formations sont mises en place. Peu à peu, une communauté de professionnels émerge, dont Camille Napolitano cherche à établir les contours en interrogeant notamment les liens qu’ils tissent avec les artistes de l’époque. À la croisée de l’histoire des professions et de celles des pratiques commerciales et publicitaires, des arts décoratifs ou encore de l’urbanisme, le sujet est pour la chercheuse comme une véritable « boîte de Pandore ». Nul doute que le recensement exhaustif de la presse professionnelle commerciale conservée au département Droit, économie politique de la BnF, auquel elle s’est attelée depuis deux ans et qui compte pour l’heure plus de 600 titres, ouvrira également la voie à d’autres recherches.
Mélanie Leroy-Terquem
Article paru dans Chroniques n° 99, janvier-mars 2024