Fonds Messiaen et Loriod : la part de l'interprète

Entrées en 2016 dans les collections de la BnF, les archives du compositeur Olivier Messiaen et de son épouse, la pianiste Yvonne Loriod, offrent un matériau passionnant aux musicologues. Peter Asimov, chercheur associé au département de la Musique, en sait quelque chose : après une première exploration du fonds dans le cadre de sa thèse sur la composition en France au XXe siècle, il a orienté depuis deux ans ses recherches autour du rôle d’Yvonne Loriod.

Au soir du dimanche 4 août 2019, le festival Messiaen au pays de la Meije s’achève sur l’interprétation magistrale du Catalogue d’oiseaux par Roger Muraro. Le pianiste est un ancien élève d’Yvonne Loriod, à qui l’œuvre est dédiée. À ses côtés, derrière le Steinway installé pour l’occasion dans l’église romane de La Grave, le tourneur de pages maintient une concentration sans faille pendant les trois heures que dure le concert. « C’était un marathon, une expérience intense, d’assister en direct à cet exploit, au plus près d’un très grand interprète », se souvient Peter Asimov. Le jeune homme, originaire de New York où il a été initié au piano dès le plus jeune âge, a découvert le répertoire de Messiaen lors de ses études de littérature comparée à la Brown University, dans le Rhode Island. Plusieurs étés de suite, il participe en bénévole au festival qui lui est consacré dans la petite ville des Hautes- Alpes. Il y fait la connaissance du musicologue Yves Balmer, qui deviendra un mentor, et de Marie-Gabrielle Soret, conservatrice au département de la Musique de la BnF. En 2016, elle était venue présenter les archives de Messiaen, tout juste entrées dans les collections de la Bibliothèque. Heureux hasard, c’est aussi là, la même année, que Peter Asimov apprend que ses notes de master lui permettent d’entamer une thèse de doctorat en musicologie à l’université de Cambridge.

Peter Asimov - 2023 © Marie Hamel / Photo Synthèse / BnF

Un fonds peut en cacher un autre

Le chercheur se rend régulièrement à Paris pour explorer les archives de Messiaen. « Elles m’ont permis de reconstituer le réseau intellectuel sur lequel il s’est appuyé et qui a nourri sa pratique musicale, explique-t-il. Ça a été un gros coup de chance de commencer mes recherches au moment où le fonds était rendu accessible. » Un coup de chance qui se double d’une révélation, celle du rôle d’envergure qu’a joué Yvonne Loriod dans la vie et l’œuvre du compositeur. « Elle a passé presque vingt ans à classer les archives de son mari après sa disparition en 1992. Toutes les photos sont légendées de sa main, les manuscrits annotés et datés : elle a fait un travail d’archiviste colossal ! », reconnaît Marie-Gabrielle Soret, qui s’est occupée de l’inventaire. Si le fonds permet de dresser d’Yvonne Loriod un portrait en gardienne du temple, il donne aussi à voir d’autres facettes. Ses activités d’interprète, de professeure et de compositrice – dimension sur laquelle elle était restée très discrète de son vivant –, se déploient dans toute leur épaisseur au fil du traitement des quelque 250 cartons remis à la BnF par la Fondation Olivier Messiaen, sous l’égide de la Fondation de France. Ces archives ne sont pas celles du seul compositeur, mais bien d’un couple tout entier porté par la création musicale.

Messiaen et Loriod, un dialogue créatif intense

À l’issue de sa thèse, soutenue en 2020, Peter Asimov propose à l’appel à chercheurs associés de la BnF un projet sur la partie du fonds qui concerne les travaux d’Yvonne Loriod. En tant que pianiste, il s’intéresse depuis longtemps à celle qui fut l’interprète privilégiée du compositeur. « Quand on joue l’œuvre pour piano de Messiaen, on distingue les pièces composées après sa rencontre avec Loriod, dont la virtuosité de pianiste était prodigieuse. On y assiste à une explosion de l’écriture pianistique de Messiaen, et pas seulement en termes de difficultés techniques, souligne Peter Asimov. Mais le fonds conservé à la BnF permet de comprendre que le rôle joué par Yvonne Loriod dans l’élaboration de l’œuvre d’Olivier Messiaen va bien au-delà. » Les partitions manuscrites de la dizaine d’œuvres composées par Yvonne Loriod dans les années 1940, retrouvées dans ces archives, éclairent ainsi certains aspects de l’œuvre de Messiaen. Elles témoignent d’un talent de composition que Peter Asimov a rendu public en organisant la création au printemps 2023, à Paris et Cambridge, du cycle « Grains de cendre », composé en 1946. Il serait tentant de voir dans la découverte des partitions inédites de Loriod la mise en lumière d’une œuvre invisibilisée au profit de celle de son génial époux, mais Peter Asimov tient à nuancer. « Mon travail repose sur une tension méthodologique : il s’agit d’être fidèle au fait que Loriod s’est passionnément dévouée à Messiaen, tout en reconnaissant ce qu’elle a apporté à l’histoire de la musique en tant que pédagogue, compositrice mais aussi interprète des plus grands, de Boulez à Barraqué en passant par Bartok et Schoenberg. » Faire résonner la part créative de l’interprète dans l’œuvre du compositeur, inventer de nouveaux récits pour raconter l’histoire du modernisme français – c’est ce que Peter Asimov s’attache à faire avec la figure d’Yvonne Loriod.

Des pinces à linge sur les cordes à piano
Pinces à linge, épingles à nourrice et vis destinées à « préparer » les pianos pour les compositions d’Yvonne Loriod - Photo Marie Hamel

 

« Quand on a fait entrer le fonds Messiaen, on a trouvé au fond d’un placard des petits sachets contenant des bouts de cartons, des vis, des bigoudis, des pinces à linge… toute une quincaillerie !, s’amuse Marie-Gabrielle Soret, conservatrice au département de la Musique. Puis en regardant les manuscrits d’Yvonne Loriod, on a compris que ces éléments avaient vocation à “préparer” les pianos pour quelques-unes de ses compositions. » Inspirée par John Cage, rencontré en 1949 dans la classe de Messiaen, Loriod a en effet composé Trois pièces (1951) pour deux pianos préparés, en indiquant comment disposer divers objets sur les cordes des instruments pour modifier leur sonorité.

Mélanie Leroy-Terquem

Article paru dans Chroniques n° 98, septembre-décembre 2023