Les traitements de restauration employés sur des manuscrits comportant des encres ferrogalliques

Partie 2 : pertinence des tests préliminaires et migrations de fer provoquées par l’apport d’eau
dans Actualités de la conservation, n° 28, 2009
Mot-clé dans l’index : encres
Véronique Rouchon 1, Eleonora Pellizzi 2, Julie Stordiau Pallot 3
Introduction

Les traitements de restauration des manuscrits s’accompagnent souvent d’un apport d’eau, pouvant aller d’une légère humidification à une franche immersion. Les encres ferrogalliques figurant sur ces manuscrits présentent une sensibilité à l’eau susceptible d’engendrer des effets visuels indésirables comme la formation d’auréoles autour des inscriptions, un brunissement plus important du verso de l’écriture ou une perte de tonalité du tracé. L’étude de ces effets secondaires a été entamée au cours d’un projet de recherche soutenu par la Bibliothèque nationale de France. Les premiers travaux 4 ont montré que la plupart des tracés présentent un risque de migration. Les modifications visuelles résultantes restent pour la plupart subtiles, à l’exception des traitements les plus dommageables, comme l’humidification sous Goretex®.

N’étant perceptibles que par la comparaison de macrophotographies de qualité, réalisées avant et après intervention dans des conditions d’éclairage reproductibles, elles sont difficilement identifiables dans des conditions d’atelier et restent, de ce fait, généralement ignorées.

Nous avons donc poursuivi nos investigations en évaluant la pertinence des tests de solubilité et les risques liés à ces phénomènes de migration.

Fiabilité des tests préliminaires

Des tests préliminaires ont été effectués sur les 53 manuscrits du lot B selon la méthodologie décrite précédemment 5. Le test de solubilité, censé donner une indication sur la sensibilité des encres à l’eau, nous a permis de définir trois catégories de manuscrits: lorsque la décharge sur le papier test est d’une couleur brun foncé, l’encre est qualifiée de «très soluble». Lorsqu’elle est brun pâle, l’encre est simplement considérée comme «soluble». Enfin, lorsqu’aucune décharge n’est observée sur le papier test, l’encre est considérée comme «insoluble». Ces tests ont été complétés par des mesures d’absorption de microgouttes d’eau visant à estimer le caractère plus ou moins hydrophile des papiers 4.

Les tests de solubilité présentent une certaine cohérence, car les migrations obtenues sur les encres jugées «très solubles» sont en moyenne plus nombreuses que sur les encres jugées «solubles». Ils ne sont en revanche pas fiables, car les encres jugées «insolubles» donnent lieu, elles aussi, à de nombreux phénomènes de migration.

Le caractère hydrophile du papier permet de mieux comprendre ce manque de fiabilité. Parmi les échantillons qualifiés d’«insolubles», ceux qui engendrent le plus de migrations sont aussi ceux qui sont les plus hydrophiles. En toute logique, lorsqu’une microgoutte d’eau est absorbée rapidement par la zone testée, il y a peu de chance d’observer une décharge lors d’un test de solubilité. Au contraire si la zone testée est très hydrophobe, les produits bruns solubilisés par la goutte d’eau seront plus aisément transférés sur le papier test. Le caractère hydrophile du papier est donc un paramètre important à prendre en compte pour estimer la fiabilité d’un test de solubilité.

Les risques liés aux phénomènes de migration

Le risque lié aux phénomènes de migration ne correspond pas tant à une perte de lisibilité du manuscrit qu’aux dommages que peut engendrer le fer initialement contenu dans l’encre s’il migre au coeur du papier. Le fer, et tout particulièrement les ions ferreux, est capable de générer des réactions conduisant à une augmentation de l’acidité, et surtout de favoriser les mécanismes d’oxydation de la cellulose. Au cours d’une étude antérieure 5, nous avons constaté, sur un ensemble de manuscrits originaux, une certaine corrélation entre l’état de conservation du papier et la répartition topographique du fer. Ainsi, des manuscrits en bon état peuvent comporter des encres très riches en fer, mais la couche d’encre est alors généralement limitée à la surface du papier et pénètre peu le tissu fibreux. L’interaction fercellulose demeure ainsi limitée. En revanche, sur la plupart des manuscrits dégradés, le fer est réparti beaucoup plus profondément au sein du papier.

Ces observations, tout comme de nombreux travaux rapportés dans la littérature sur les encres ferrogalliques 6, nous amènent à considérer que toute migration de fer au cœur du papier constitue un risque majeur pour la bonne conservation à terme des manuscrits.

Évaluation des pertes et migrations élémentaires au cours des différents traitements aqueux

L’évolution des teneurs en fer après traitement a été qualitativement évaluée par microscopie électronique à balayage 7. Comme le faisceau d’électrons pénètre très peu dans le papier, l’analyse n’est sensible qu’aux éléments proches de la surface. Elle a donc été menée au recto, mais aussi au verso de l’échantillon, de manière à identifier les éléments ayant traversé l’épaisseur de l’échantillon.

Nous avons donc réalisé des cartographies élémentaires à faible grossissement de manière à couvrir simultanément deux parties adjacentes de l’échantillon, dont l’une est traitée et l’autre non. Les discontinuités de répartition du fer entre ces deux parties nous renseignent alors de manière qualitative sur son éventuelle migration au cours du traitement.

Une synthèse des cartographies réalisées sur trois manuscrits après immersion ou humidification au Goretex® 4 est présentée dans le tableau (cf. ci-après). Ces cartographies conduisent à des observations qui sont similaires pour les trois manuscrits testés et qui dépendent principalement du type de traitement appliqué.

Pour les traitements par humidification, dont un exemple est représenté sur la figure (cf. ci-après), une migration de fer se superpose systématiquement aux migrations visuelles. Dans les zones encrées, on observe une nette décroissance du signal correspondant au fer, ce qui indique que celui-ci « plonge » dans le papier. Cette observation est largement corroborée par les cartographies prises au verso du trait qui montrent une forte migration du fer à travers le papier.

L’immersion dans un mélange eau/alcool (33% en volume d’eau) conduit, contre toute attente, à des comportements similaires à ceux obtenus avec les traitements par humidification : les migrations de fer sont aisément mises en évidence et se superposent parfaitement aux halos bruns formés.

En revanche, l’immersion dans de l’eau pure donne des résultats bien différents : les migrations visuelles de produits bruns autour des inscriptions et au verso du tracé sont moins fréquentes et plus subtiles que pour les deux traitements précédents. Les pertes élémentaires sont en revanche beaucoup plus importantes. Quant aux migrations de fer qui accompagnent les halos bruns, elles concernent des quantités élémentaires moins importantes que précédemment et qui sont proches de la limite de sensibilité de l’appareillage. Plus difficiles à détecter, comme dans le cas des échantillons du tableau (cf. ci-après), elles ont cependant bien lieu. Nous avons en effet effectué l’analyse exhaustive de tous les échantillons sur lesquels une migration visuelle est observée après immersion dans de l’eau pure. Sur certains d’entre eux, une migration de fer autour des inscriptions a été mise en évidence.

Ces observations montrent une certaine compétition entre des phénomènes de migration et de dissolution des composés solubles lorsque les documents sont immergés. Lorsque l’eau est employée pure, les phénomènes de dissolution prédominent, ce qui limite la diffusion de fer autour des inscriptions, mais engendre des pertes élémentaires plus importantes et un changement drastique de composition. Lorsque l’eau est utilisée en mélange avec de l’alcool, les phénomènes de migrations tendent à prendre le dessus, car l’alcool favorise la pénétration de l’eau au cœur du papier et limite l’évacuation des espèces solubles. La composition initiale du papier est davantage respectée, mais les migrations de fer autour des inscriptions sont beaucoup plus importantes.

Synthèse des cartographies réalisées sur trois manuscrits L, M et P après traitements aqueux par immersion ou humidification
échantillon Traitement 4 Migrations visuelle Migration de Fer
latérale transversale recto verso
« oui » signifie qu’une migration de fer a été mise en évidence.
« - » signifie qu’aucune migration n’a été mise en évidence.
L Eau - 100% - - - -
Eau -33% subtile subtile oui oui
Eth - Gore flagrante subtile oui oui
Gore flagrante subtile oui oui
M Eau - 100% subtile subtile - -
Eau - 33% flagrante subtile oui oui
Gore flagrante subtile oui oui
P Eau - 100% - subtile - -
Eau - 33% subtile subtile - oui
Gore subtile subtile oui oui

Aspect visuel et cartographies élémentaires réalisées sur un échantillon humidifié

Cet échantillon correspond à la référence L du tableau ci-dessus. Le traitement appliqué (Eth-Gore) correspond à une immersion pendant 5 minutes dans un bain d’alcool (95%), suivi quelques jours plus tard d’une humidification sous Goretex® pendant 30 minutes 4.

En haut à gauche : photographie du recto en lumière du jour.
En haut à droite : cartographie du fer au recto.
En bas à gauche : photographie du verso en lumière du jour.
En bas à droite : cartographie du fer au verso.

Conclusions

Ce travail montre que l’emploi d’eau sur des manuscrits écrits à l’encre ferrogallique conduit dans la plupart des cas à des migrations visuelles, subtiles et peu discernables à l’oeil nu dans un travail de routine. Ces halos sont accompagnés d’une migration de fer autour des inscriptions et au verso des tracés, qui est particulièrement préjudiciable à la bonne conservation du document car les ions ferreux favorisent la dégradation de la cellulose. L’emploi d’eau n’est donc pas anodin, et il nous semble important, avant d’envisager un traitement aqueux sur un manuscrit, de prendre ces paramètres en compte pour mieux peser les avantages et inconvénients d’une intervention.

Ce travail, loin d’être exhaustif, vise simplement à identifier les comportements les plus caractéristiques. Deux tendances se dégagent : dans le cas d’exposition à des humidités relatives très élevées ou d’immersions dans des mélanges eau/alcool, les phénomènes de migrations sont prédominants, car l’évacuation des produits solubles est peu efficace. Des quantités significatives de fer accompagnent alors les produits bruns qui migrent autour des inscriptions, ce qui constitue une menace majeure pour la pérennité du support. En revanche, dans le cas d’une immersion dans de l’eau pure, les phénomènes de solubilisation prédominent, ce qui induit des changements de composition drastiques, mais limite la migration du fer dans le papier.

Le diagnostic des risques de migration inhérents à un type de traitement s’avère difficile, car les tests de solubilité sont d’une efficacité limitée, tout particulièrement lorsque le papier est très hydrophile. Dans l’état actuel des connaissances, il n’est guère possible de constater les effets sauf a posteriori. On ne saurait trop conseiller aux restaurateurs qui souhaitent employer des traitements aqueux sur les encres ferrogalliques de procéder avant et après intervention à des macrophotographies de qualité avec une mire de couleur et un éclairage reproductible.

Remerciements

Ce travail a bénéficié du soutien des conservateurs de la Bibliothèque nationale de France et d’une aide financière qui a permis à Julie Stordiau Pallot de réaliser les échantillons et de mettre en oeuvre les tests préliminaires. Nous souhaitons également remercier la « Fondazione Cassa di Risparmio di Torino » pour le financement du séjour post master d’Eleonora Pellizzi au CRCC (Master dei talenti), qui nous a permis de mener à bien les mesures élémentaires. Un grand merci enfin aux restauratrices indépendantes, et aux restaurateurs et ingénieurs de la Bibliothèque nationale de France, qui ont apporté leur soutien et leur expérience à ce projet : Thierry Aubry, Véronique Belon, Madeleine Blouin, Valéria Duplat, Blandine Durocher, Olivier Joly, Alain Lefebvre, Marine Letouzey, Marlène Margez, Thi Phuong Nguyen et Dominique Saligny.

Notes

1 - Coordonnatrice du projet
Centre de Recherches sur la Conservation des Collections (CRCC),
36 rue Saint Hilaire, 75 005 Paris
Tél : 33 (0) 1 40 79 53 03.
Courriel : rouchon@mnhn.fr

2 - CRCC. Courriel : pellizzi@mnhn.fr

3 - Restauratrice d’Arts Graphiques,
326 rue Lecourbe 75015 Paris.
Tél: 33 (0) 6 70 56 26 66.
Courriel : julie.stordiau@wanadoo.fr

4 - Actualité de la Conservation, n°26, janvier-décembre 2007, p. 1-5.

5 - C. Rémazeilles, V. Rouchon-Quillet, J. Bernard, T. Calligaro, J.-C. Dran, L. Pichon, J. Salomon, M. Eveno.
« Influence of gum arabic on iron gall ink corrosion - Part II: Observation and elemental analysis of originals », Restaurator (2005), p. 118-133.

6 - J. Kolar, M. Strlic, Iron gall inks : on manufacture, characterisation, degradation and stabilisation, The National and University Library of Lubjana, Slovenia (2006).

7 - Les mesures ont été effectuées sur un appareil JEOL 5410LV dans des conditions de vide partiel (12 Pa), sans aucune préparation initiale d’échantillon.