L'« Enfer » de la Bibliothèque nationale de France

Dans une bibliothèque, l’Enfer est traditionnellement la section où sont conservés les livres qu’on ne souhaite pas mettre entre toutes les mains pour des raisons idéologiques ou morales. Retour sur l’Enfer de la Bibliothèque nationale de France, une collection qui suscite encore beaucoup de fantasmes. 
 
Femmes honnêtes, avec un frontispice de Félicien Rops et douze compositions de Bac, 1885. BnF, département Littérature et art - BnF
 
Contrairement à d’autres établissements qui y reléguaient des ouvrages considérés comme dangereux au regard de l’orthodoxie religieuse ou politique, l’Enfer de la Bibliothèque nationale de France ne contient que les ouvrages imprimés qu’on disait autrefois « contraires aux bonnes mœurs » : des livres érotiques ou pornographiques dont la consultation se devait d’être en conséquence étroitement contrôlée et soumise à une autorisation spéciale, par souci de moralité publique.

La cote Enfer à la BnF

L’Enfer de la BnF est une invention du XIXe siècle : sous l’Ancien Régime, on ne parlait encore que d’« œuvres licencieuses ». Mais l’Enfer n’est pas une création autoritaire du Consulat, comme le croyait Guillaume Apollinaire : étrangère à toute décision politique, sa création fut de l’entière responsabilité de la Bibliothèque, qui lui donna son nom sous la Monarchie de Juillet. Pour mieux contrôler leur consultation, les ouvrages dits « licencieux » furent transférés en 1836 auprès des livres rares et précieux. Le sort de ce fonds spécial fut dès lors lié à celui de la Réserve des livres rares, qui en assure aujourd’hui encore la conservation et l’enrichissement.
À la fin des années 1830, l’Enfer comptait environ 150 livres. Il s’enrichit dès lors au gré de saisies judiciaires, de saisies douanières pour les livres importés de l’étranger, ou encore de dons. Plus tard, le dépôt légal et des acquisitions contribuèrent aussi à l’accroissement de la collection. 
L’Arétin, Sade, Louÿs, Apollinaire, Bataille, Genet, les maîtres de la gravure érotique, mais aussi de nombreux textes anonymes voisinent sur ses rayons. Ces livres qui peuvent mettre aux uns le feu aux joues, aux autres le rouge au front, étaient rassemblés à l’abri des regards, dans une section distincte dont les conservateurs gardaient spécialement la clé. À partir de 1875, ils furent affectés d’une cote spéciale et éloquente : la cote Enfer, dont le nom portait les promesses de l’interdit et de la transgression plus encore que la crainte des peines. 

Apollinaire catalogueur

En bon connaisseur de la littérature érotique, mais aussi de la Bibliothèque nationale qu’il fréquente régulièrement, Guillaume Apollinaire rédige en 1913 le premier catalogue imprimé de l’Enfer, en collaboration avec deux autres auteurs, Fernand Fleuret et Louis Perceau. Ce travail est lui-même entouré de mystère : le catalogue aurait totalement échappé au contrôle de l’établissement.

Et aujourd’hui ?

Dans le mouvement de libéralisation des mœurs qui s’est développé au cours des années 1960, on décida de clore la cote Enfer en 1969, c’est-à-dire de ne plus l’attribuer à des ouvrages entrant nouvellement à la Bibliothèque. On revint toutefois sur cette décision en 1983, mais en partant de principes entièrement différents, désormais débarrassés de toute considération morale : la cote Enfer ne devait plus servir plus qu’à ranger, au sein de la Réserve des livres rares, les livres érotiques se signalant eux aussi par leur rareté, qu’il s’agisse d’ouvrages anciens autrefois condamnés à la clandestinité et poursuivis par la censure ou de publications modernes remarquables par leur qualité littéraire ou esthétique. L’Enfer n’est plus le nom d’une réprobation, mais d’une sélection.
Ainsi, riche aujourd’hui d’environ 2 600 volumes, cette collection regroupe des éditions anciennes très rares aussi bien que des livres d’artiste contemporains. Elle est régulièrement enrichie d’acquisitions nouvelles, sans l’objectif de les soustraire aux regards des curieux mais au contraire dans le dessein de les mettre à la disposition des lecteurs et chercheurs.