Le premier 45 tours d'Elvis Presley dans les collections de la BnF
Direction : Memphis bien sûr ! Et plus précisément au 706 Union Avenue. C’est là que Sam Phillips, annonceur sur la station de radio locale WREC, fonde en 1950 le Memphis Recording Studio. Ce studio, dont la devise est « We record anything-anywhere-anytime », propose aux particuliers de graver chansons ou messages personnels pour leurs proches, à l’occasion d’anniversaires, de mariages ou d’enterrements. Un jeune camionneur du nom d’Elvis Presley se présente un jour de juillet 1953 pour y enregistrer deux titres, My happiness et That’s when your heartaches begin pour l’anniversaire de sa mère. Le Memphis Recording Studio accueillera également en ce début des années 1950 d’autres futures célébrités comme Chester Burnett, bluesman qui prendra quelques temps plus tard le nom de Howlin’ Wolf ou encore le tout jeune Ike Turner qui y enregistre son premier hit, Rocket 88, dans les charts Rhythm’ and blues aux États-Unis…
« Ce garçon aux cheveux noirs »
Dès 1952, Sam Phillips créé en parallèle de son studio d’enregistrement le label phonographique Sun records. Il publie des artistes de musique afro-américaine comme Rufus Thomas, le groupe Little Junior’s Blue Flames ou encore Little Milton. Mais il est à la recherche d’autre chose qu’il ne peut définir clairement. Il en parle au guitariste Scotty Moore qu’il vient d’enregistrer avec son groupe, ainsi qu’à à sa secrétaire et associée, Marion Keisker. Cette dernière lui rappelle ce « garçon aux cheveux noirs » qui est venu enregistrer l’an dernier deux titres pour l’anniversaire de sa mère. Scotty Moore appelle alors le jeune Elvis et lui propose de venir chez lui pour une audition. Il invite également pour l’occasion son contrebassiste Bill Black. Elvis s’accompagne de sa guitare est interprète quelques reprises, notamment d’Eddie Arnold et de Billy Ekstine. Le soir, Scotty Moore fait son compte-rendu par téléphone à Sam Phillips : il reconnait que ce jeune chanteur à un timbre de voix agréable et un bon « timing », mais « rien de différent n’est apparu dans ce qu’il nous a présenté ».
Sam Phillips décide néanmoins d’organiser une session le lendemain, le lundi 5 juillet à 19h avec Elvis, Scotty Moore et Bill Black. Il fait une chaleur accablante (38 degrés) dans le studio non climatisé de Sun Records quand les trois musiciens commencent à jouer. Ils reprennent notamment Harbor Lights, hit de Bing Crosby et I love you because, une chanson country d’Ernest Tubb. Sam Phillips enregistre par sécurité les différentes prises au fil de la séance mais rien ne semble se dégager de probant. Une pause est décrétée aux alentours de minuit. C’est après cette pause que la magie va opérer et que ces trois musiciens vont sans le savoir changer le cours de l’histoire des musiques populaires.
Le soir où le rock est né
Scotty Moore se souvient de ce moment dans son ouvrage autobiographique Scotty and Elvis : aboard the mystery train :
« Nous nous étions en quelque sorte endormis dans une stupeur post-session quand Elvis s’est soudainement levé et a commencé à jouer de sa guitare. Il a commencé à chanter un blues qui avait été enregistré par Arthur «big boy» Crupud en 1940, That’s All Right. Bill était assis sur sa basse. Quand Elvis a commencé à chanter, il a sauté sur ses pieds et a commencé à jouer. Puis je me suis joint à eux. La mélodie au tempo rapide m’a frappé. La musique rapide était ce que j’aimais. Pendant des années, j’avais fait des plans de guitare pour de la musique rythmée […], mais je n’avais trouvé nulle part où les mettre. Ce n’est que lorsqu’Elvis s’agitait sur sa guitare que j’ai soudainement su quoi en faire. » Pendant qu’on jouait, j’ai vu la tête de Sam de l’autre côté de la vitre. Il nous regarda un instant puis passa la tête par la porte de la salle de contrôle.
- Qu’est-ce que tu vas faire ? a-t-il demandé.
- Juste les imbéciles, dis-je en faisant des excuses avant d’éventuelles critiques.
Mais Sam m’a surpris :
- Eh bien, ça ne sonnait pas trop mal à travers les portes, a-t-il dit. Essaye encore. Laissez-moi entrer et allumer les micros ».
Les musiciens jouent ce titre plusieurs fois, l’améliorant au fil des suggestions de Sam Phillips, notamment sur la manière dont Elvis doit poser sa voix sur le micro. Après quelques prises, le morceau est dans la boîte. Et c’est cette version qui sera gravée sur les 45 tours et les 78 tours publiés par Sam Phillips.
Le lendemain, le 6 juillet, Sam Philips se rend à la station de radio WHBQ et fait écouter un acétate du titre au disc-jockey Dewey Phillips. Ce dernier est conquis et passe la chanson pendant son émission, le soir même… plusieurs fois ! La suite est connue. C’est un raz de marée qui va déferler, d’abord sur les États-Unis puis sur le continent Européen. Le rock ‘n roll, mouvement musical et culturel, mais aussi économique et social, est né de ces trois musiciens, qui, un soir de juillet 1954, ont réussi à unir Rhythm and blues et bluegrass, musique populaire noire et musique populaire blanche. Comme le souligne enfin Scotty Moore dans ses mémoires : « Quand nous nous sommes endormis cette nuit-là, nous n’avions aucun moyen de savoir que la session avait lancé une révolution dans la musique américaine. Tout ce que nous savions, c’est que ça avait été une bonne journée. »
That’s all right / Blue moon of Kentucky, Elvis Presley, Scotty and Bill. 1 disque 45t ; 17 cm mono. Sun Records - 209 – 1954. BnF, Son, video, multimedia.