À l’écoute des invisibles

Lauréat de la bourse Paul LeClerc du Comité d’histoire de la BnF, Vy Cao mène conjointement une thèse de doctorat sur l’histoire du livre en Cochinchine et un projet de recherche sur le traitement du dépôt légal indochinois. Accueilli en tant que chercheur associé à la mission pour la Gestion de la production documentaire et des archives de la BnF, il explore les dossiers des personnels vietnamiens en poste à la Bibliothèque nationale dans les années 1940 à 1960. Il explique pour Chroniques les enjeux de son travail, à la croisée de la bibliothéconomie et de l’histoire politique et culturelle.
 

Chroniques : Votre projet de recherche a pour point de départ le fonds d’imprimés indochinois conservé à la BnF, qui comprend près de 25 000 volumes publiés en vietnamien entre 1922 et 1954 : quelle est son histoire ?
Vy Cao : En 1917, l’archiviste paléographe Paul Boudet est chargé par le gouverneur général d’Indochine de mettre en place le dépôt légal en Indochine française. À partir de 1922, imprimeurs et éditeurs déposent deux exemplaires de chaque ouvrage édité sur les territoires du Laos, du Vietnam et du Cambodge au Service d’archives et de bibliothèque créé par Boudet – qui deviendra ensuite la Bibliothèque nationale du Vietnam. Le deuxième exemplaire est envoyé à Paris, à la Bibliothèque nationale : c’est comme ça que se constitue le fonds indochinois. Parmi les dépôts légaux institués dans les colonies françaises, celui d’Indochine est le plus important en termes de volume et de durée d’activité. C’est aussi un fonds particulièrement bien documenté, parce que la Direction des archives à Hanoï publie à l’époque des statistiques mensuelles et parce que les archives de la BnF conservent quantité de documents sur le traitement de ce fonds.

Vy Cao - 2023 - Photo Guillaume Murat

 

C’est précisément sur ces archives de la BnF que vous travaillez aujourd’hui…
J’ai découvert l’existence des archives institutionnelles de la BnF dans un article sur le dépôt légal colonial publié par Anne Leblay- Kinoshita, qui dirige la mission pour la Gestion de la production documentaire et des archives de la Bibliothèque. Je l’ai contactée pour consulter des documents dans le cadre de ma thèse sur l’histoire de l’édition et de l’imprimerie en Cochinchine. J’y ai découvert quantité de choses intéressantes sur la circulation des collections entre les colonies et la métropole, mais aussi sur les personnes employées en tant que « contractuels saisonniers » pour trier et classer les fonds indochinois : c’est ce qui m’a amené à proposer un projet de recherche à la BnF.

Qui sont ces « contractuels saisonniers » employés par la Bibliothèque nationale ?
Leurs parcours sont variés, à l’image du caractère hétéroclite de la diaspora vietnamienne : il s’agit à la fois de personnes qui vivaient déjà en France avant le déclenchement de la guerre d’Indochine, puis de Vietnamiens qui fuient la guerre à partir du début des années 1950 : on y croise des exilés politiques, des étudiants, des journalistes, des artistes, parfois désignés dans les rapports d’activité de la Bibliothèque sous l’expression « chômeurs intellectuels ». Ils sont employés sur des contrats courts, souvent précaires : leur travail consiste à traduire les titres des ouvrages indochinois et créer les fiches leur correspondant dans le catalogue de l’époque. J’ai retrouvé la trace d’une cinquantaine de personnes dans les dossiers des personnels de la Bibliothèque nationale. Leurs profils sont divers : ce sont essentiellement des hommes, de temps en temps accompagnés de leurs épouses. Ces « petites mains » anonymes, parfois traitées avec condescendance par l’institution, ont pourtant permis l’établissement du Catalogue du fonds indochinois de la Bibliothèque nationale publié à la fin des années 1970 !

Que révèle votre exploration des archives autour de la constitution de ce fonds indochinois ?
La lecture des dossiers des personnels permet de comprendre comment fonctionnait la Bibliothèque nationale dans les années 1940 et 1950 et comment ce fonds s’est construit. Mais elle invite aussi à ébaucher, à travers des parcours individuels et jusqu’ici invisibles, une histoire plus nuancée, plus sensible. On trouve dans les correspondances entre les employés et l’institution, des cartes de voeux, des invitations à des mariages, des lettres parfois poignantes. Je pense par exemple à l’épouse de l’un d’entre eux, elle-même en poste à la Bibliothèque, avec 13 enfants à charge : elle écrit plusieurs lettres, de plus en plus incendiaires, pour réclamer une attestation d’emploi qui tarde à venir et sans laquelle elle ne peut pas recevoir les allocations familiales auxquelles elle a droit. Ou à cet ancien directeur de bibliothèque au Vietnam qui a fui le régime communiste en 1975 et est devenu blanchisseur à Washington : il demande à la personne qui l’a reçu en stage dans les années 1950 une lettre de recommandation pour pouvoir trouver un poste de bibliothécaire aux États-Unis. Quand je lis les lettres de ces personnels vietnamiens employés à la Bibliothèque nationale, j’entends leurs voix. Leurs histoires sont là, au 12e étage de l’une des tours de la BnF, dans des dossiers d’archives que personne n’a jamais ouverts. Elles permettent, à leur petite échelle, d’éclairer un angle mort de la période de la décolonisation et les enjeux historiques qui en découlent.

 

Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem

Entretien paru dans Chroniques n° 97, avril-juillet 2023