Opération marcher sur la Lune

À la BnF, Floriane Zaslavsky fait partie de la petite équipe de sociologues qui mène des études sur les différents publics et usages de la Bibliothèque. Publiée l’an dernier, son enquête intitulée La BnF, un espace clé du travail et des sociabilités académiques portait sur le cas des jeunes chercheurs. Elle en retrace pour Chroniques les éléments les plus remarquables.
 
Opération Lune © Illustration Claire Ardenti / BnF

 

Près de 22 000 personnes ont fréquenté les espaces de recherche du site François-Mitterrand en 2023. Qu’y ont-ils fait ? La réponse semble évidente : travailler. Mais que cela signifie-t-il réellement ? Flânez quelques heures en Rez-de-jardin et vous y découvrirez une microsociété en mouvement : il y a celles et ceux qui planchent sur des documents en salle de lecture pendant que d’autres rêvassent puis se retrouvent au Café des temps, ou naviguent dans les couloirs dans l’espoir de croiser (ou d’éviter) des collègues. Pour mieux comprendre cet écosystème singulier, une enquête a été menée entre 2021 et 2022 auprès d’un public à part entière : celui des jeunes chercheurs.

Surmonter la première fois

Dans une conférence sur le métier de chercheur, Bruno Latour soulignait combien la pratique de la recherche est marquée par l’incertitude : celle des résultats à venir, du calendrier à tenir, des fonds à réunir. Cette incertitude s’exprime au carré pour les jeunes chercheurs (entendus ici comme doctorants et jeunes docteurs n’ayant pas encore de poste), puisqu’il convient d’ajouter celle de l’insertion dans le monde académique à celle de la pratique scientifique. Face à des conditions de travail souvent précaires, la Bibliothèque revêt pour eux une importance particulière : elle offre à la fois un bureau, un cadre, des collègues. Nulle surprise, dès lors, à ce que les doctorants viennent plus régulièrement à la BnF que les autres publics, 60 % d’entre eux déclarant y apprécier fortement les espaces et l’ambiance de travail. Prendre ses marques à la Bibliothèque requiert cependant du temps. Saskia (les prénoms des participants à l’enquête ont tous été modifiés), docteure en sociologie, se remémore ainsi son premier séjour en salles de recherche comme une véritable expédition : « Ça me stressait vachement d’aller à la BnF. J’avais l’impression que je ne comprenais rien : comment tu fais pour y rentrer ? Il faut une carte, une inscription. Ça me paraissait insurmontable ! Au bout d’un moment ça devient évident mais la première fois, c’est un peu une opération “on va marcher sur la Lune” ! »

Les dix-sept chercheurs et chercheuses rencontrés au cours de cette enquête (dont une ­majorité de Franciliens) partagent le même constat, et expliquent d’ailleurs pour la plupart s’y  être rendus accompagnés la première fois.

Être ou ne pas être vu, telle est la question

Une fois cette étape franchie, on y prend ses habitudes et la Bibliothèque s’impose comme un espace central de travail et de sociabilité. Le Rez-de-jardin (notamment dans les clubs et le Café des temps) devient un lieu de rendez-vous pour travailler sur des projets de groupe. On y met sur pied des séminaires ou des colloques, comme on y parle de projets de publication et de l’actualité de la recherche. De façon plus informelle, c’est aussi un endroit dans lequel s’incarne et s’entretient un potentiel « réseau », perçu non sans une certaine angoisse par les enquêtés comme une donnée fondamentale de toute carrière universitaire.

Cependant, l’attrait de la Bibliothèque aux yeux des jeunes chercheurs réside aussi dans le luxe des sociabilités choisies. L’envie de fréquenter ses pairs varie selon les phases de travail, en particulier lorsqu’on prépare une thèse. Aline, historienne, revient ainsi sur la période de rédaction qui a marqué les derniers mois de son doctorat : « Croiser quelqu’un qu’on connaît sur la fin de thèse, c’est s’exposer à des questions auxquelles on n’a pas envie de répondre. Dans n’importe quel autre lieu, on est un peu obligé de socialiser. La BnF, c’est plutôt le règne du silence, on y socialise si on veut mais ce n’est pas obligatoire et tout le monde sait que le travail est prioritaire. » Pour celles et ceux qui fréquentent la Bibliothèque régulièrement, un lien particulier se développe au fil des épreuves qui jalonnent les premiers pas dans le monde académique. Rebecca, jeune docteure en littérature comparée, renchérit : « C’est un lieu qui est très investi émotionnellement par les gens. C’est le temps de la thèse, le temps de l’ascèse. » Bien plus qu’une salle de travail, la BnF devient un espace dans lequel se crée un rapport singulier au temps, aux savoirs et aux autres.

 

Retrouver les études sur le public de la bnF

Floriane Zaslavsky

Article paru dans Chroniques n°100, janvier-mars 2024