Politiques de la langue – Entretien avec Sandra Poujat

Sandra Poujat, doctorante en langue française et chercheuse associée au département Littérature et art de la BnF, étudie un corpus de textes jusqu’ici peu exploité, celui des grammaires publiées entre la Révolution française et la Première Guerre mondiale.

 

Chroniques – Votre thèse de doctorat porte sur les imaginaires nationalistes du changement stylistique au tournant des XIXe et XXe siècles : comment ce sujet s’articule-t-il avec le projet de recherche sur les grammaires que vous menez à la BnF ?

Sandra Poujat – Dans ma thèse, je m’intéresse aux imaginaires de la langue française, en particulier aux imaginaires nationalistes qu’on voit à l’œuvre chez Charles Maurras, Maurice Barrès ou Pierre Lasserre. Ces auteurs défendent l’idée, apparue au xvie siècle et cristallisée au XVIIe siècle, qu’il y a un génie de la langue française et qu’il se caractérise par la clarté, la bienséance, la concision. Ils considèrent que ceux qui y dérogent, comme Mallarmé ou Proust, par exemple, sont des écrivains anti-nationaux. Pour le projet de recherche à la BnF, je me suis demandé comment cet imaginaire de la langue se traduisait dans les manuels de grammaire de l’époque. C’est comme ça que j’en suis arrivée à travailler sur un ensemble conséquent qui regroupe environ 2 000 grammaires. Certaines sont très connues, comme celles de Larousse ou Bescherelle, mais la plupart sont tombées dans l’oubli et ont été peu étudiées par les linguistes et les historiens de la langue française. Je découvre ainsi une variété insoupçonnée dans ce corpus !

Sandra Poujat © Guillaume Murat / BnF

À quoi ressemblent les grammaires publiées au cours du long XIXe siècle ?

C’est très varié ! Sur la forme, d’abord : on trouve, à côté des manuels scolaires, des grammaires en vers ou des grammaires dialoguées. Le public auquel ces ouvrages s’adressent est aussi divers : il y a les grammaires élémentaires destinées aux écoliers, les grammaires plus avancées pour collégiens et lycéens, mais aussi les « grammaires pour dames », où l’on note la simplification du discours grammatical et la présence d’exemples centrés sur le vestiaire féminin. Mais ce qui est aussi très intéressant dans ce corpus du long XIXe siècle, c’est la variété des auteurs qui s’y révèlent. Avant, ce sont les clercs qui écrivent principalement les grammaires ; après, ce seront les professeurs agrégés et les docteurs d’université. Mais entre la Révolution française et la Première Guerre mondiale, on voit apparaître des grammaires écrites par une large palette d’auteurs. Commissaires de police, pères de famille, entomologistes, vétérans de guerre, tout le monde s’y met – enfin, surtout les hommes ! Pour l’heure, je n’ai trouvé qu’une seule grammairienne, Sophie Dupuis, qui a publié en 1836 un traité de prononciation.

Comment expliquer cette passion grammaticale qui éclot dans le sillage de la Révolution française ?

On est à ce moment-là dans la continuité de l’idéal révolutionnaire : la langue française est l’affaire de tous, pour être un citoyen pleinement libre, il faut maîtriser la langue. Écrire la grammaire et la pratiquer, c’est donc aussi faire partie de la nation. Et c’est pour ça que l’étude des grammaires du XIXe siècle est captivante : ces textes témoignent, par leur facture même, du fait que la nation relève d’une construction discursive.

Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem

Article paru dans Chroniques n° 92, septembre-décembre 2021