Voyage en fonds inconnu

Sophie Bros, ancienne élève de l’ENS Lyon, est chargée de recherches documentaires au sein du département Littérature et art de la BnF depuis 2018. En parallèle de l’écriture d’une thèse de doctorat sur l’imaginaire des confins dans les romans d’aventures du XIXe siècle, elle contribue à mettre en valeur un fonds peu connu de catalogues de libraires et d’éditeurs.

 

Chroniques : Comment avez-vous été amenée à travailler au sein du département Littérature et art ?

Sophie Bros : Après un parcours de lettres modernes et d’espagnol, j’ai cherché un sujet de thèse pluridisciplinaire qui mêle mon goût pour les arts visuels et pour la littérature du XIXe siècle. Parallèlement, j’avais entendu parler du statut de chargé de recherches documentaires (CRD) : ces contrats de thèse proposés aux normaliens associent une université, où le doctorant est chargé d’un service d’enseignement, et une institution culturelle, où il doit effectuer 400 heures de travail par an durant quatre années. Après avoir passé du temps en master dans la bibliothèque de recherche du site François-Mitterrand, j’avais très envie de connaître les coulisses de la BnF. Les conservateurs du service du Livre et de la littérature française au département Littérature et art, à qui j’avais expliqué mon projet de thèse sur le roman d’aventures au XIXe siècle, m’ont parlé du fonds Q10. J’ai alors affiné mon sujet en tenant compte des possibilités qu’offrait son exploration.

Sophie Bros, chercheuse associée © Guillaume Murat/ BnF

 

En quoi consiste le fonds Q10 et quel intérêt peut-il présenter pour les chercheurs ?

Il s’agit d’un fonds historique, unique en son genre, qui rassemble des catalogues de libraires et d’éditeurs français et étrangers entrés dans les collections par le biais du dépôt légal. Il est rangé par tranches chronologiques, dans un magasin situé au huitième étage de la tour des Lettres. La tranche A concerne les catalogues édités avant 1811, la tranche B les catalogues parus entre 1811 et 1924, et ainsi de suite jusqu’à la tranche F qui contient les plus récents. Au sein de chacune de ces tranches, le classement se fait par ordre alphabétique des noms d’éditeurs. À elle seule, la tranche B, sur laquelle je travaille, contient des catalogues publiés par plus de 2 000 maisons d’édition, avec parfois plus de 250 fascicules par maison ! Avant mon arrivée, le fonds Q10 était incomplètement catalogué, donc difficilement exploitable par les chercheurs. Une partie de mes missions à la BnF consiste à cataloguer les fascicules publiés par les éditeurs les plus connus. J’ai été formée pour cela pendant six mois et, depuis, j’en ai catalogué plus d’un millier – mais je n’en suis qu’aux éditeurs dont les noms commencent par la lettre D ! Ce travail permet à la fois de rendre visible le fonds dans le catalogue général et d’en entamer la numérisation : aujourd’hui, près de 700 fascicules sont en ligne dans Gallica.

C’est un fonds passionnant pour les chercheurs qui travaillent sur l’histoire de l’édition ou sur des auteurs méconnus. C’est aussi une ressource précieuse pour connaître l’édition princeps d’un texte, par exemple. Enfin, ces catalogues présentent un intérêt anthropologique ou sociologique : ils ouvrent des fenêtres sur une société donnée, son fonctionnement littéraire, son évolution esthétique.

Qu’est-ce que la connaissance de ce fonds a apporté à l’élaboration de votre thèse sur l’imaginaire des confins dans les romans d’aventures publiés entre 1870 et 1930 ?

L’exploration du fonds Q10 m’a conduite à modifier à la fois mon projet et le corpus de textes sur lesquels je travaille. L’enjeu principal de ma thèse est de montrer comment la montée en puissance de la culture visuelle au XIXe siècle influe sur la production littéraire de l’époque, en particulier sur la façon dont on écrit les descriptions de décors, d’actions, de personnages. J’ai choisi de centrer mon investigation sur le roman d’aventures qui, en tant que genre populaire, offre le miroir assez fidèle d’un imaginaire sociétal global. Au départ, je pensais travailler uniquement sur les romans d’aventures illustrés. Mais je me suis aperçue en explorant les catalogues d’éditeurs que les planches utilisées pour illustrer un roman étaient souvent réemployées pour d’autres ouvrages ou ajoutées a ­posteriori, parfois sans réel lien avec le texte, parfois juste pour illustrer la couverture. C’est comme ça que j’ai compris qu’il fallait prendre aussi en compte les romans non illustrés, qui sont traversés par le même imaginaire de l’ailleurs et des confins. D’autre part, l’analyse des catalogues d’éditeurs permet de mesurer le succès d’un ouvrage, en fonction du nombre de rééditions ou du choix de certains romans pour constituer des livres de prix ou d’étrennes. J’ai ainsi pu intégrer dans mon corpus des textes qui ont connu une certaine popularité, écrits par des auteurs aujourd’hui oubliés, comme Jules Lermina, José Moselli et Louis Boussenard, ou par des auteurs qui m’étaient inconnus, comme l’Anglais John Buncan dont les ouvrages ont été traduits au début du XXe siècle. Et puis il y a aussi le plaisir de plonger dans la matérialité d’une société à une époque donnée : ces catalogues font véritablement voyager dans le temps !

Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem

Entretien paru dans Chroniques n° 94, avril-juillet 2022