Entretien avec Bernard Latarjet

Bernard Latarjet a été l’un des initiateurs de la Mission photographique de la DATAR. Il revient sur les origines de cette entreprise d’envergure et son impact sur les représentations du territoire français.

 

Chroniques : Comment est née l’idée de créer une Mission photographique à la DATAR? Quels en étaient les motivations ?

Bernard Latarjet: Au début des années 1980, nous sommes à un moment de bouleversement du territoire français: c’est la fin de la première vague d’exode rural, des grands bassins miniers, de l’industrie textile traditionnelle, mais aussi le début des villes nouvelles, l’aménagement des grandes zones touristiques populaires comme le Languedoc-Roussillon…Le développement de l’économie tertiaire crée de nouveaux territoires, comme les zones commerciales dans les entrées et sorties de villes. De nouveaux paysages apparaissent qu’on ne sait plus lire ni décrire parce que les concepts traditionnels de la géographie sont devenus caducs. Face à ces mutations, nous sommes conscients que le paysage n’est pas une réalité objective que l’on enregistre, mais qu’il se définit aussi à travers les représentations qu’en offre une culture. Nous avons alors eu l’idée de commander des images à des artistes qui pouvaient avoir une certaine sensibilité à cette question de la représentation des paysages. Nous leur avons demandé de proposer des projets. A l’époque, il était très novateur qu’une institution publique non culturelle comme la DATAR choisisse pour ses missions techniques de s’adresser à des artistes pour leur regard d’artiste, et non pas seulement pour documenter une réalité. Nous étions convaincus que ce qui fait la qualité et la force du medium photographique réside dans sa double dimension à la fois documentaire et artistique, qui permet de créer des représentations de valeur.

Comment la sélection des artistes s’est-elle faite ?

Elle s’est faite sur le contenu des projets apportés par les candidats. Certains des photographes retenus étaient connus, d’autres étaient des nouveaux venus, comme Suzanne Lafont, qui était philosophe ou Jean-Louis Garnell, qui était ingénieur chimiste. La rencontre s’est produite à partir de leur propre désir de paysage et de regard sur le paysage et de l’intérêt de leurs propositions. Par exemple, Sophie Ristelhueber nous a proposé de photographier les territoires français vus des chemins de fer, notamment dans les zones d’approche des villes; nous avons obtenu de la SNCF qu’elle lui trouve une locomotive personnelle avec un chauffeur. Doisneau nous a fait une proposition qui était de l’anti-Doisneau: il n’avait fait que de la photographie en noir et blanc et il nous a présenté un projet en couleurs et de plus, sans aucun personnage. Par ailleurs, il y a eu des aller et retour incessants entre les photographes, les commanditaires, les regardeurs et ces interactions constantes ont été une des caractéristiques de la mission.

Du point de vue de la propriété intellectuelle et artistique, il a fallu également innover ?

Dans les années 1980, tous ces aspects juridiques et politiques de la commande publique étaient complètement en friche. Quand une institution publique passait commande, elle était propriétaire de tout: des tirages, des négatifs…Un travail juridique a été fait, traduction de ce rapport que nous avions avec les photographes, que nous considérions comme « artiste-auteurs ». Les contrats que nous avons conclus ont été considérés à l’époque comme beaucoup trop généreux: les photographes étaient propriétaires des négatifs, de leurs tirages et pouvaient commercialiser leurs images comme ils l’entendaient. Le commanditaire était propriétaire d’une série de tirages déposés à la BnF sous forme d’album s et de la possibilité d’utiliser ces tirages pour des usages culturels non commerciaux. C’est devenu banal aujourd’ hui!

Comment ce travail a-t-il été reçu ?

La Mission de la DATAR a déclenché toute une floraison de travaux liant les collectivités publiques et les artistes comme celle du Conservatoire du Littoral en France, mais aussi et dans d’autres pays d’Europe, comme par exemple en Lombardie. Cette mission a contribué à la prise de conscience par les professionnels de l’aménagement que le territoire est aussi une réalité culturelle. En fait, elle a participé à un mouvement général de renaissance de la culture du paysage qui a pris bien des formes, à commencer par la création de l’École nationale du paysage. Bien sûr, les technocrates de l’aménagement du territoire ont utilisé cette mission de façon très diverse, mais globalement elle a alimenté une réflexion sur la question de « qu’est-ce qu’on est en train de faire de ce territoire » ? Cette interrogation n’a plus cessé, même si elle n’a pas eu tous les résultats positifs que l’on pouvait en attendre sur les entrées de ville ou les zones pavillonnaires.

Propos recueillis par Sylvie Lisiecki

Pour en savoir plus :
  • Raphaële Bertho, La Mission photographique de la DATAR. Un laboratoire du paysage contemporain, Paris, La documentation française, 2013
  • CGET, La Mission photographique de la DATAR. Nouvelles perspectives critiques, Paris, La documentation française, 2014

 

Chroniques, le magazine de la BnF

Exposition paysages français – Une aventure photographique (1984 - 2017)