Rencontre avec les commissaires de l'exposition Tolkien, voyage en Terre du Milieu

Vincent Ferré et Frédéric Manfrin, commissaires de l’exposition Tolkien

Philologue, spécialiste de littérature médiévale, poète, romancier, illustrateur, J.R.R. Tolkien a construit au fil de ses récits un monde complexe, dont l’exposition dévoile la matrice. Rencontre avec les deux commissaires. Entretien paru dans Chroniques, n°86 – Septembre-décembre 2019.


Chroniques : Pourquoi une exposition Tolkien à la BnF ?

Vincent Ferré : La Bodleian Library d’Oxford a proposé à la BnF en 2016 d’accueillir l’exposition Tolkien qu’elle était en train de préparer. L’idée a alors émergé de concevoir une exposition plus large et adaptée au public français. Notre propos est de faire découvrir la diversité et la richesse de l’œuvre de J.R.R. Tolkien, souvent réduite, en France, au Hobbit (1937) et au Seigneur des Anneaux (1954-1955). L’exposition présente de très nombreux manuscrits de l’auteur, certains calligraphiés, d’autres illustrés, des aquarelles, des cartes, ainsi que des photographies qui montrent la vie de Tolkien à Oxford avec sa famille.

Frédéric Manfrin : Pour la première fois, la BnF présente une exposition sur un auteur étranger dont elle ne conserve aucun manuscrit. Or Tolkien est l’un des plus grands spécialistes de littérature médiévale anglaise et son œuvre entre en résonance avec des manuscrits, des estampes, des livres et des objets présents dans nos fonds. L’exposition fait dialoguer l’œuvre de Tolkien avec nos collections patrimoniales, afin d’aider les visiteurs à voyager dans son imaginaire. Nous avons voulu donner ainsi des repères pour qu’un public continental (venu de toute la France et de pays voisins) puisse explorer cette œuvre nourrie de références et de traditions anglo-saxonnes. Le visiteur voyage aussi à travers les collections de la Bibliothèque, depuis l’Antiquité jusqu’au XXe siècle.

C. : Comment les créations romanesques de Tolkien se construisaient-elles ?

V. F. : Les mots, et plus précisément les langues, sont à la source de son inspiration. Ce philologue et spécialiste des manuscrits manuscrits médiévaux inventait des langues depuis son enfance. Il en a imaginé une cinquantaine – dont une dizaine qu’il avait véritablement développées. L’invention des langues est première chez lui.

F. M. : Ensuite il dessine une carte qui représente son monde imaginaire de la façon la plus réaliste possible. La carte et le paysage sont les fondations du récit : il décrit de façon très précise les chemins, les montagnes, les forêts, les plantes inventées, la nature.

V. F. : Les créations de Tolkien se construisent donc à partir des langues imaginaires, mais aussi d’un savoir sur la littérature médiévale, comme le jeu avec le motif de la quête. Son originalité par rapport à des auteurs antérieurs réside dans le réalisme du récit, dans la volonté de vraisemblance et de cohérence. Il fait en sorte que le lecteur entre dans le monde qui est décrit en « suspendant son incrédulité », selon la formule de Coleridge. Le lecteur se laisse guider par l’histoire, découvre l’univers au fur et à mesure, est pris par la fascination du monde inventé. Tolkien a créé une nouvelle « mythologie », avec ses héros légendaires et sa géographie rêvée.

C. : Quel était le point de vue de Tolkien lui-même sur ses œuvres de fiction ?

V. F. : Tolkien parlait de ses textes à la fois comme de « romances », un certain type de romans différent du roman réaliste et comme de « contes de fées », une histoire qui parle de notre monde par le biais du merveilleux et destinée aux adultes.

F. M. : Il se considère d’abord comme un universitaire et attache beaucoup d’importance à ses travaux, comme ceux concernant Sire Gauvain et le chevalier vert ou Beowulf. La création de son monde imaginaire est au départ une sorte de jardin secret, quelque chose de très personnel qu’il ne destine pas forcément à la publication. Pourtant il a travaillé sur cet univers pendant presque soixante ans en revenant sans cesse sur ses textes.

C. : Quelle a été la vie de John Ronald Reuel Tolkien ?

V. F. : Très jeune, Tolkien perd son père, puis sa mère et plus tard, pendant la guerre, de nombreux amis. Il est hanté par la question de la mort. Il a lui-même expliqué que la clé du Seigneur des Anneaux n’est pas la question du pouvoir mais le rapport à la mort. C’est un étudiant brillant, boursier à Oxford, très charismatique, qui a fait l’expérience de la guerre mais a survécu parce qu’il avait contracté la fièvre des tranchées. En 1916, alité, il met par écrit ce qu’il appelle Le Livre des contes perdus. Il écrit ensuite des milliers de pages de récits. Enseignant la littérature et la langue médiévale anglaises, il est élu professeur à Oxford en 1925, à 33 ans. Jusqu’à sa retraite en 1959, c’est un homme très impliqué dans la vie universitaire et la sociabilité d’Oxford. À sa retraite, il se consacre à l’écriture avec le projet de faire paraître son grand récit, Le Silmarillion. Avant sa mort en 1973, il confie à son fils Christopher la mission de publier ses textes inédits : des milliers de feuilles, pas toujours classées, qui font penser à des palimpsestes médiévaux, avec six ou sept couches d’écriture, à l’encre, au crayon, à la craie… Christopher Tolkien a passé plus de quarante ans à mettre en forme ces écrits.

C. : Comment l’œuvre de Tolkien a-telle été reçue, notamment en France ?

F. M. : En 1937, l’éditeur Allen & Unwin est séduit par Le Hobbit et le fait paraître, illustré par Tolkien avec de belles aquarelles, qui sont présentées dans l’exposition. À l’origine, c’est une histoire écrite par Tolkien pour ses enfants, mais le livre connaît un tel succès que l’éditeur lui demande d’écrire la suite. Entre temps, le public premier de Tolkien, ses enfants, a grandi. Il écrit alors Le Seigneur des Anneaux en envoyant les épisodes à son fils Christopher, alors en formation dans la Royal Air Force. Celui-ci lui transmet ses réactions, recopie certains passages. Tolkien est lui-même presque surpris par le succès du livre à sa parution, qui devient phénoménal dans les années 1960 aux États-Unis. L’œuvre est traduite assez vite en Allemagne, en Suède, aux Pays-Bas…

V. F. : En France, il a fallu attendre 1972 pour que Le Seigneur des Anneaux paraisse aux éditions Christian Bourgois. Puis lorsque l’internet s’est développé à la fin des années 1990, on a vu apparaître des sites consacrés à l’œuvre de Tolkien, portés par des lecteurs enthousiastes qui tenaient un discours à la fois de critique littéraire mais aussi de partage, un discours lui-même fidèle à l’esprit de l’écrivain.


Propos recueillis par Sylvie Lisiecki