Un photographe ermite et vagabond

Entretien avec Bernard Latarjet, co-commissaire de l’exposition Josef Koudelka. Ruines

 

Ami de Josef Koudelka depuis plus de trente ans, Bernard Latarjet a accompagné l’artiste sur de multiples projets, depuis la mission photographique de la Datar , créée en 1984, jusqu’à celle de Transmanche, entre autres. Il est co-commissaire de l’exposition Josef Koudelka. Ruines.
 
Éleusis, Grèce © Josef Koudelka /Magnum Photos
 
Chroniques : Quel a été votre premier contact avec le travail de Josef Koudelka, et comment pourriez-vous définir l’homme et son oeuvre 

Bernard Latarjet : J’ai rencontré l’oeuvre de Koudelka à traversGitans et Robert Delpire, son éditeur en France et son ami. Ces portraits d’un peuple m’avaient fait songer d’emblée au paysage. Le sens du cadre, de la composition, des perspectives et des lumières, cette science de la représentation plastique de l’espace me conduisaient à imaginer en Koudelka le paysagiste que je rencontrerais plus tard. Peu à peu, j’ai connu l’homme : comme ses Gitans, sans feu ni lieu, comme eux ermite et vagabond.
Mais ce qui m’a le plus profondément marqué chez lui est sa liberté exemplaire dans son intransigeance – liberté à l’égard des autres, des pouvoirs, de tous les biens du monde ; liberté comme éthique et comme condition de l’oeuvre à faire.

Comment, selon vous, son usage du panoramique a-t-il contribué à renouveler notre vision du paysage ?

B. L. : Lorsque, avec François Hers, nous avons créé la mission photographique de la Datar, nous ne cherchions pas l’enregistrement visuel  prétendument objectif – d’une réalité des territoires de la France, mais la représentation d’une expérience artistique de ces paysages.
Nous avons proposé à Josef un travail panoramique – qu’il a d’abord refusé –, car nous pensions que Koudelka détournerait le panorama pour « produire » un paysage subjectif singulier, non « documentaire », alternant lointains et gros plans, ensembles et détails, verticales et horizontales, jeux d’ombres et de formes dans une révélation porteuse de regards inédits. En ce sens, on peut dire que dans son travail le traitement panoramique « fabrique » du paysage bien plus qu’il ne l’analyse.

La série Ruines convoque les vestiges antiques, mais elle nous parle aussi de notre présent et d’une culture commune dont la Méditerranée serait le berceau. Comment envisagez-vous cette résurgence, voire cette part prophétique, que semble porter l’oeuvre de Koudelka à l’heure où sourdent des conflits dans cette région du monde ?

B. L. : La mission de la Datar a été le début de trente-quatre années de projets de photographies panoramiques de territoires divers. Ils avaient en commun de marquer l’activité des hommes dans leur fin, leur abandon ou leur fureur destructrice. Des industries du « triangle noir » d’Europe centrale aux traces de la guerre civile à Beyrouth, cette oeuvre nouvelle de Koudelka mettait en lumière la présence de ce qui a été et qui meurt.
En 2010, Josef et moi nous sommes retrouvés à Marseille pour préparer une première présentation du travail en cours, qu’il consacrait désormais aux grands sites ruinés de l’Antiquité gréco-romaine. Auparavant, dès le début des années 1990, j’avais été frappé par l’engagement de cet Européen d’un pays sans mer, dans un interminable périple qui symbolisait à mes yeux ce que nous cherchions à mettre en lumière dans le programme de la future capitale européenne de la culture intitulé « d’Europe et de Méditerranée ». Ces tableaux de ruines m’apparaissent comme l’allégorie d’une actualité dont son art restitue le sens dans notre présent : ici, sur les bords de la « mer commune », la naissance de l’Europe, de ses valeurs fondatrices, et l’actualité des risques de leur disparition. Cette Europe des ruines, c’est celle d’Athènes, de Rome et de Jérusalem, où l’esprit fait dialoguer la raison et la foi, la liberté et la loi, celle dont selon l’anthropologue Jacques Berque « nous portons en nous les décombres amoncelés et l’inlassable espérance ». Transfigurer les décombres en espérance, en dépit de tout : tel est le rêve que nourrissent en moi ces images.

Entretien avec Andréa Holzherr, responsable des expositions à
l’agence Magnum Photos

Andréa Holzherr, responsable des expositions à l’agence Magnum Photos, revient sur les conditions dans lesquelles ont été réalisés les tirages présentés dans l’exposition.
Timgad, Algérie, 2012 - © Josef Koudelka Magnum Photos

Chroniques : Quel a été le rôle de l’agence Magnum dans le titanesque projet de Josef Koudelka ?

Andréa Holzherr : La propriété de l’agence de presse Magnum Photos est détenue par les photographes qui la composent. Elle est donc organisée pour répondre à leurs besoins, et chacun d’eux peut faire appel à l’agence pour être accompagné dans son projet.
Pour Ruines, Josef a pendant des décennies organisé ses voyages soit indépendamment, soit avec l’aide de Magnum, qui trouvait parfois des partenaires dans certains pays qu’il voulait visiter.
À chaque retour de voyage, Josef vient voir Enrico Mochi, notre Digital Manager. Avant 2012, il revenait avec du matériel analogique, c’est-à-dire des bobines de films à développer et des planches-contacts à tirer. Aujourd’hui, Enrico gère surtout les fichiers numériques, à numéroter, à archiver et à stocker, pour faire les tirages de lecture qui serviront à l’élaboration du choix des photographies, étape cruciale pour la définition de la forme que prendra le projet. En somme, Enrico fournit à Josef tout le matériel qui lui permet de faire son éditing et, in fine, de définir la forme de son projet.
Pour l’exposition proprement dite, Clarisse Bourgeois, notre Production Manager, fait le lien entre Josef et le laboratoire Picto, qui réalise les scans et les tirages. Elle est en quelque sorte la « traductrice » entre le photographe et le tireur, Christophe Batifoulier, pour qu’ensemble ils trouvent le bon équilibre des plans et des gris, afin d’obtenir le tirage qui convienne à Josef.
En fond de toile, ma collègue Marion Schneider et moi-même veillons à la bonne coordination des différentes étapes du planning entre l’institution, ici la BnF (producteur de l’exposition), les intervenants extérieurs travaillant sur les tirages et Josef. C’est un travail d’équipe qui demande des savoir-faire divers et précis et implique la plupart de nos collègues chez Magnum.
Le travail de Josef Koudelka sur les vestiges antiques du Bassin méditerranéen a déjà fait l’objet d’autres expositions – en 2013 à Marseille, en 2014 à Ljubljana, en 2018 à Jumièges.
En quoi ces manifestations se distinguent-elles de ce qui a été proposé par l’artiste pour l’exposition de la BnF ?

A. H. : En 2013, à la Vieille Charité de Marseille, Josef Koudelka expose pour la première fois une série sur les sites archéologiques autour de la Méditerranée, intitulée Vestiges, alors que ses voyages sont encore en cours. À l’époque, l’exposition comptait moitié moins d’oeuvres que la présentation à la BnF. Les étapes suivantes ont permis à Josef de roder son projet, de faire des essais et des améliorations, voire de nouvelles productions.
Pour Josef Koudelka, le travail n’est jamais terminé. Il y a toujours la possibilité de le perfectionner. Le résultat de ce cheminement est l’accrochage à la BnF, qui lui permet de se rapprocher de la monumentalité de son sujet par cette présentation. Pour lui, l’exposition est l’aboutissement de ce voyage entrepris il y a presque trente ans.

Propos recueillis par Sylvie Lisiecki
Magazine Chroniques n°88-89, septembre-décembre 2020