Victor Hugo, l'écriture rituelle

Victor Hugo a été, dans le domaine français au moins, le premier écrivain à conserver systématiquement ses manuscrits, à leur conférer une valeur patrimoniale et à se préoccuper de leur devenir après sa mort, en les léguant à la Bibliothèque nationale. Cette noblesse nouvelle donnée au manuscrit littéraire est indissociable d’une célébration de l’acte d’écriture comme geste créatif. 

Un engendrement spontané

Loin du cliché de l’écrivain besogneux, cent fois sur le métier remettant son ouvrage, Hugo met en scène la création littéraire comme un engendrement spontané, après une longue maturation intérieure dont il ne laisse que peu ou pas de traces : ses manuscrits frappent par leur lisibilité et leur calme ordonnancement, comme si le texte s’était déposé d’une coulée régulière sur le papier. Les pages sont divisées verticalement en deux ; la rédaction première occupe la colonne de droite ; la partie gauche accueille les corrections, qui sont principalement des additions, des enrichissements de la matière poétique. Cette marche assurée vers l’accomplissement est scandée sur le manuscrit, où sont notés le lieu, la date et parfois l’heure d’écriture de la première et de la dernière pages, ainsi que d’autres dates intermédiaires ; des traits horizontaux dans la marge marquent l’avancée quotidienne de la rédaction.

Manuscrit autographe de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. BnF, Manuscrits, NAF 13378.

Matériaux et instruments de choix

Le choix des matériaux et des instruments est le corollaire de cette esthétisation du manuscrit, qui n’est plus simple document de travail mais manifestation singulière et pérenne de l’acte créateur. Hugo apporte un grand soin au choix du papier sur lequel il écrit ses œuvres. Il a une prédilection pour la couleur bleutée, qui lui repose l’œil, même s’il a parfois recours à des papiers blancs ou crème. Résolument réfractaire à la plume métallique, il n’utilise que la plume d’oie, et une encre brune que l’on retrouve dans ses dessins. À partir des années 1860, à Guernesey, il adopte la posture debout. Ce choix a d’abord eu une motivation hygiénique (faciliter la circulation sanguine, éviter la courbure du dos) ; mais il venait aussi renforcer cette mise en scène de la création, surtout quand il trouva, dans le look-out de Hauteville House (pièce vitrée aménagée sur le toit de la maison) un décor à sa mesure : la figure de Hugo debout devant son lutrin, tenant la plume sur fond d’océan et de plein ciel, est entrée dans la mythologie.

Victor Hugo dans son cabinet de travail, en couverture du Monde illustré du 5 mars 1881 - Carnet de notes, 1820-1821, NAF 13441.

Le versant sauvage de l’écriture hugolienne

Mais à côté de ce rituel, réservé à la rédaction finale des œuvres, l’écriture hugolienne a aussi son versant sauvage. Hugo est un graphomane : l’écriture est pour lui un geste impérieux, qui n’a ni lieu ni heure. Des mots, des phrases, des pages lui viennent constamment à l’esprit, qu’il s’empresse de noter. Certains resteront isolés et seront rassemblés après sa mort dans les « Tas de pierres » ou « Océans » (recueils de fragments) ; d’autres ont vocation à alimenter les romans ou recueils poétiques : ce sont les « copeaux », massivement détruits après leur recyclage, mais dont subsistent néanmoins d’importants gisements.

Exemple de manuscrits illustrant le principe de “copeaux” : à gauche, L’Homme qui rit (NAF 15812) ; à droite, le “Reliquat des Misérables (NAF 24744).

Pour cette écriture sauvage, Hugo fait feu de tout bois : il se déplace couramment avec un carnet (il en gardait même un sur sa table de chevet, pour noter aussitôt les phrases qui lui venaient dans son sommeil) ; et, à défaut, il saisit littéralement le premier bout de papier qui lui tombe sous la main : lettre reçue, verso d’un prospectus, page arrachée d’un livre… Le spectacle matériel de ces fragments d’écriture, aux formes, matières et couleurs variées tels des confettis épars au lendemain d’une fête, est en soi la meilleure métaphore du jaillissement littéraire hugolien, et de son extraordinaire liberté.

Thomas Cazentre