Entretien avec Charles-Éloi Vial : à propos de Napoléon

« NAPOLÉON EST UN CHEF D’ÉTAT CERTES BRILLANT, MAIS AVANT TOUT HUMAIN, AVEC SES QUALITÉS, SES DÉFAUTS ET SES PARTS D’OMBRE. »

Conservateur au département des Manuscrits de la BnF, Charles-Éloi Vial est également un historien spécialiste de l’Empire, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à cette période. À l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon Ier (1769-1821), il revient sur cette figure historique complexe, que les riches collections de la BnF permettent d’éclairer sous différentes facettes.
 
Charles-Éloi Vial © Bruno Klein // Napoléon. La certitude et l’ambition, éditions Perrin / BnF

L’année 2021 marque donc le bicentenaire de la mort de Napoléon. Que représente cette date anniversaire pour le spécialiste de l’Empire que vous êtes ? 
Le bicentenaire m’apparaît surtout comme un moment idéal pour présenter au grand public le fruit d’une cinquantaine d’années de travaux qui ont profondément renouvelé notre vision du Premier Empire. Depuis 1969, date du bicentenaire de la naissance de Napoléon Ier – qui avait déjà suscité toute une série d’événements culturels et éditoriaux – les historiens se sont remis au travail sur de nouvelles bases, Jean Tulard ayant ouvert la voie et montré l’exemple. Le Premier empire que l’on étudie aujourd’hui n’est plus celui que l’on connaissait, très idéalisé,  dans les années 1960. Napoléon est quelque peu descendu de son piédestal : l’heure n’est plus à la glorification, mais aux interrogations sur son bilan, et surtout à l’utilisation extensive des sources originales, qui permettent de se détacher des témoignages postérieurs, très utilisés par les premiers historiens de l’Empire, et qui étaient presque unanimement laudateurs.

« LE PREMIER EMPIRE QUE L’ON ÉTUDIE AUJOURD’HUI N’EST PLUS CELUI QUE L’ON CONNAISSAIT, TRÈS IDÉALISÉ,  DANS LES ANNÉES 1960. »

On voit donc s’écrire, au fil des années, une nouvelle histoire de Napoléon ?
Revenir aux sources permet d’étudier les faiblesses de Napoléon, mais aussi ses erreurs politiques ou militaires, comme le désastre que fut la campagne de Russie. Les historiens étudient également de plus en plus, grâce à de nouveaux documents, la question du rétablissement de l’esclavage. On ne le voit plus comme un être infaillible : il est un chef d’Etat certes brillant, mais avant tout humain, avec ses qualités, ses défauts et ses parts d’ombre. Étudier l’Empire d’un regard plus critique permet d’en faire ressortir les nuances et d’étudier de nouveaux aspects de la période qui passaient inaperçus, comme l’histoire économique, le fonctionnement de la haute et de la petite administration, les liens entre Paris et les départements du Grand Empire, les fluctuations de l’opinion publique au niveau local… Dès que l’on se détache de la figure de Napoléon et que l’on échappe à son aura, on peut découvrir des choses extrêmement neuves sur cet étrange et éphémère Empire qui nous a tant marqué, et auquel nous devons encore beaucoup.

 

Les huit époques de Napoléon, par un peintre d’histoire [Steuben]. BnF, Estampes et photographie

 

Les collections de la BnF regorgent de documents exceptionnels liés à l’Empire et à la figure de Napoléon. De quelle nature sont-ils ?
La Bibliothèque possède des collections particulièrement riches sur l’Empire : grâce au dépôt légal, la vie littéraire ainsi que la presse de l’époque peuvent être étudiées en détail. Le département des Estampes et de la photographie conserve les gravures et des dessins produits sous le règne, souvent par des artistes prestigieux, ainsi que toute la production graphique liée à la légende au cours du XIXe et du XXe siècle. Surtout, on y trouve les dessins de la Description de l’Égypte, qui sont sublimes. La Réserve des Livres rares conserve de très beaux exemplaires aux armes ou annotés par Napoléon ; les Cartes et plans ou les Monnaies et médailles sont également très bien pourvus. Enfin, le département des Manuscrits conserve les fonds d’archives ou des documents relatifs à certains généraux et proches de Napoléon : je pense aux archives du grand maréchal Duroc, à celles des généraux Grenier et Mermet, au manuscrit des Mémoires de Talleyrand, à celui des Mémoires de Napoléon sur la campagne d’Égypte, une partie des archives du gouverneur de Sainte-Hélène, Hudson Lowe. Il existe enfin de nombreux autographes, des documents isolés provenant entre autres de Fouché, de Chateaubriand ou de Germaine de Staël, les papiers de Benjamin Constant ou ceux de Mme Récamier, sans oublier les archives de certains historiens ayant travaillé sur l’Empire, comme Beauchamp, Thiers ou Quinet.

 

Karnak. Vue d’un bloc de granit orné de six figures. BnF, Estampes et photographie //Victor Hugo, texte et croquis : le lion de Waterloo. BnF, Manuscrits // A. Mastini. Napoléon Ier, Camée. BnF, Monnaies, médailles et antiques.


La BnF organise le 12 mars un colloque sur Napoléon, l’enseignement et les bibliothèques, dans lequel vous interviendrez au sujet de « la modernisation de la Bibliothèque nationale sous l’Empire ». Quel était le rapport de Napoléon aux bibliothèques ?
Napoléon était tout d’abord un très grand lecteur, qui pouvait dévorer une dizaine de volumes par jour. Il aimait l’histoire, les romans, le théâtre et les auteurs antiques, et sa bibliothèque personnelle a compté jusqu’à 68 000 volumes. Il s’intéressait aussi à la Bibliothèque impériale, le site de la BnF rue de Richelieu : il y a emprunté des livres et déposé des documents précieux ou des livres de luxe qu’on lui offrait, mais aussi envoyé les manuscrits et livres saisis au fil de ses conquêtes. Il aurait voulu installer la Bibliothèque impériale au Louvre, à proximité des Tuileries, siège de son gouvernement. Il semble même avoir songé à en faire le centre d’un dépôt légal européen, où auraient été regroupés des exemplaires de tous les livres imprimés depuis Gutenberg. Cette ambition était liée à son souci du prestige, mais aussi à sa volonté de rendre la totalité des connaissances humaines accessibles aux savants, Paris devant être à ses yeux la capitale du Grand Empire, mais aussi celle des arts et des sciences. Cette vision sera ensuite reprise par son neveu Napoléon III, à qui l’on doit notamment la salle Labrouste.

En dehors des biographies et ouvrages historiques, Napoléon a été le sujet de nombreuses créations dans tous les domaines artistiques. Quelles œuvres recommanderiez-vous pour une immersion dans l’histoire napoléonienne ?
Le Consulat et l’Empire ont inspiré des œuvres remarquables, d’abord dans le cadre des commandes officielles – que l’on pense au Bonaparte franchissant le Saint-Bernard par David ou la Bataille d’Eylau par Gros – mais aussi par la suite, à l’époque de la légende : les peintures d’Horace Vernet, de Delaroche, de Steuben, les gravures populaires de Raffet ou l’extraordinaire statue de Rude, Napoléon s’éveillant à l’immortalité sont des incontournables de l’histoire de l’art. 

Bonaparte et Joséphine, Film d’Abel Gance. 1927 - BnF

Du côté des écrivains, on pense immédiatement à Balzac et à Stendhal, – mais aussi à Victor Hugo, Lamartine et Vigny, ou plus récemment à des auteurs comme Patrick Rambaud, Jean d’Ormesson, et bien entendu Jean-Paul Kauffmann et La Chambre noire de Longwood. Pour les films, si le Napoléon d’Abel Gance est le plus novateur, j’aime assez le Napoléon de Sacha Guitry, ou le Monsieur N d’Antoine de Caunes. On retrouve aussi Napoléon dans les jeux vidéo, qu’il s’agisse de jeux de stratégie, ou même dans un des Assassin’s Creed. Si on peut certes la critiquer, la légende est souvent la meilleure façon d’en venir à l’histoire, et on peut la retrouver sur tous types de support : il y en a absolument pour tous les goûts !

 

Charles-Éloi Vial est notamment l’auteur de deux ouvrages consacrés à Napoléon (éditions Perrin / BnF) : Napoléon à Sainte-Hélène. L’Encre de l’exil (2018) et Napoléon. La certitude et l’ambition (2020), qui s’appuient sur les collections de la BnF.


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Autour de Napoléon (1769-1821)