Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) : penser le monde grâce au théâtre – Bibliographie

Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt à la Kronenhalle, Zurich (1961) © ETH-Bibliothek Zürich, Bildarchiv - Jack Metzger

Friedrich Dürrenmatt, né le 5 janvier 1921 à Konolfingen, près de Berne, aurait eu cent ans cette année. Avec son compatriote Max Frisch auquel son nom est souvent associé, il est l’une des grandes figures littéraires suisses de la seconde moitié du XXe siècle. Ses pièces les plus jouées et les plus traduites, La visite de la vieille dame (Der Besuch der alten Dame) et Les physiciens (Die Physiker), sont aujourd’hui des classiques.

De l’enfance bernoise aux études de philosophie et aux premiers écrits

Fils de pasteur, Friedrich Dürrenmatt grandit dans un univers provincial. Il garde de son enfance villageoise l’attachement à la langue alémanique dialectale qui irrigue son œuvre, ainsi que l’intérêt pour les questionnements philosophiques et théologiques.
En Suisse, 1945 ne marque pas une rupture telle qu’on la connaît en Allemagne ou en Autriche. Le monde littéraire reste très traditionnel. C’est dans ce contexte que paraissent les premiers textes de Dürrenmatt. FD, comme il se désigne volontiers lui-même, se met à écrire à Zurich durant l’hiver 1942-43 au lieu de se consacrer à sa thèse de philosophie sur Kierkegaard. Ses premiers textes sont des nouvelles minimalistes, aux phrases courtes. Déjà, l’élément grotesque comme principe de narration est en place : il aime à raconter des scènes d’horreur en forçant le trait. 

Les romans policiers des débuts

Dürrenmatt mène alors, contre l’avis de son père, une vie de bohème dans une mansarde zurichoise, en compagnie de sa femme comédienne et de ses enfants en bas âge. Par nécessité, il écrit des textes de commande. Ce sont des critiques, des pièces de cabaret, mais aussi des romans policiers, qu’il affectionne particulièrement. Le juge et son bourreau paraît en 1951 : dans ce roman le commissaire, qui instrumentalise son collègue, se révèle être le meurtrier. Le roman est, pendant des décennies, le livre de poche le plus vendu dans l’espace germanophone. Dans Le soupçon, Dürrenmatt déconstruit les codes du roman policier. Dès lors, la question de la justice est une constante de son œuvre.

La comédie, ou l’unique choix possible au théâtre

Cependant, Dürrenmatt est avant tout dramaturge, et c’est surtout son œuvre théâtrale qui connaîtra un succès mondial, avec en tête les tragicomédies aux accents grotesques que sont La visite de la vieille dame et Les physiciens.
Pour Dürrenmatt, la comédie est le seul genre envisageable au vingtième siècle. Il accepte pleinement que la comédie, forme populaire et vivante, rassemble un public de hasard, venu pour se divertir.  Mais le sublime lui est suspect et il refuse la tragédie, qui suppose la responsabilité des héros. Au XXe siècle, dans un monde livré aux guerres et aux catastrophes en tout genre, personne n’est véritablement responsable de ce qui arrive ; le monde est régi par de grandes instances anonymes et des fonctionnements automatisés. Seule la comédie est à même de représenter cet état de fait.
L’instrument principal du dramaturge est l’humour : fût-il noir, il est la langue de la liberté. Dans la vie de tous les jours, Dürrenmatt, en humoriste du quotidien, aime jouer avec les gens et provoquer des situations incongrues. Dans ses pièces, l’humour sarcastique permet de mettre en lumière la brutalité du monde. Cette brutalité se retrouve dans le rythme des pièces : les changements de ton et le passage de la comédie à la tragédie sont soudains, inattendus, dérangeants. Pour Dürrenmatt, l’humour permet la mise à distance de l’action et rend possible la connaissance.  Mais il refuse la distanciation au sens de Brecht, qui vise à changer le monde : lui n’est là que pour faire voir la réalité.
Il obtient son premier succès en 1949 : Romulus le grand, comédie historique en marge de l’histoire, met en scène le dernier empereur romain. Celui-ci s’intéresse plus à l’élevage de ses poules qu’à la lutte contre les barbares qui sont aux portes de Rome. L’attitude de cet antihéros est subversive pour Dürrenmatt. A sa fille qui lui reproche son défaitisme, Romulus répond :
« Je fais simplement la part des choses. Si nous nous défendons, notre chute sera d’autant plus sanglante. Cela peut être grandiose, mais à quoi bon ? On ne met pas à feu et à sang un monde déjà perdu. »
Romulus est le type du « héros ironique » : il a conscience que l’individu, dans un monde perverti, ne peut agir que pour lui-même. C’est un perdant, mais un perdant qui conserve sa dignité. La pièce est très vite jouée à l’étranger, et notamment à Paris.

La visite de la vieille dame, une « comédie tragique »

Dans La visite de la vieille dame, la petite ville de Gullen se trouve au bord de la faillite. Claire Zachanassian, riche milliardaire, est son dernier espoir, mais elle vient pour se faire justice. En effet, Ill, un habitant de la ville, l’a autrefois abandonnée alors qu’elle attendait un enfant de lui. Accusée de se prostituer, elle a dû quitter la ville. Aux habitants venus lui faire un accueil loufoque, elle propose son argent… à condition qu’Ill soit assassiné. C’est chose faite à la fin de la pièce : les médecins diagnostiquent une crise cardiaque et le maire s’empresse d’ajouter la mention « mort de joie ». La « comédie tragique » met à jour les mécanismes de trahison dans la ville ; les hommes sont corruptibles et la justice peut être achetée.
La pièce est montée à Zurich en 1956, puis jouée dans de nombreux pays. Elle fait figure de parabole de l’après-guerre : à une date où la dénazification n’est une réalité ni en Allemagne ni en Autriche, la question de la culpabilité, pivot de l’œuvre de Dürrenmatt, est évoquée de manière personnelle, et non comme une accusation globale.

Le théâtre de Dürrenmatt face aux périls de l’idéologie et de la science

A une époque marquée par la guerre froide et l’opposition de deux idéologies, Dürrenmatt n’a de sympathie ni pour le bloc communiste, ni pour le capitalisme à l’américaine. Ses pièces mettent souvent en scène des banquiers et des financiers extrêmement riches et corrompus (Frank V, opéra d’une banque privée par exemple), ou des idéologues d’extrême gauche, dogmatiques et aveuglés (Le mariage de M. Mississipi). Pour Dürrenmatt, auteur antidogmatique par excellence, la tâche de l’écrivain est de représenter le monde en étant lui-même, sans jamais représenter un parti ou une doctrine. Derrière les grandes interprétations du monde se trouvent toujours, en définitive, des idéologies qui, dans les faits, camouflent les jeux de pouvoir. Quant aux événements, ils peuvent être interprétés de façon si variée qu’il est difficile de faire des déclarations certaines. Là est d’ailleurs leur intérêt : la réalité se prête d’autant mieux à une utilisation théâtrale qu’elle est paradoxale et contradictoire.
Dürrenmatt s’inquiète aussi du péril que fait courir au monde le progrès scientifique. Dans Les physiciens (1962), son pessimisme l’amène à envisager le pire des scénarios. Trois physiciens, qui se prennent respectivement pour Einstein, Newton et Möbius, se rencontrent à l’asile. L’un d’entre eux, Möbius, a fait des découvertes qui mettent en danger l’avenir de l’humanité ; il a décidé de se faire interner afin que qu’elles ne s’ébruitent pas. Mais il apparaît que ses collègues sont des agents des deux grandes puissances rivales… Lorsque les physiciens tombent enfin d’accord pour ne rien divulguer, il s’avère que la directrice de la clinique, personnage monstrueux, s’est emparé des documents de Möbius pour les vendre au « trust universel » :
Newton: « C’est la fin. Le monde est tombé aux mains d’une aliéniste folle. »
Möbius : « Une pensée une fois conçue, on ne peut ni l’abolir ni la rattraper. »
Ainsi, il n’existe aucun moyen de fuir la réalité du monde : Möbius, Œdipe moderne, a en définitive provoqué la catastrophe qu’il voulait éviter.

Dürrenmatt entre théâtre, prose et essai : une œuvre multiple

Dürrenmatt n’est pas seulement dramaturge. A la suite des romans policiers des débuts, il écrit des nouvelles tout au long de sa vie.  Tour à tour critique littéraire et de théâtre, commentateur de ses œuvres, polémiste craint des critiques, il écrit également nombre d’essais.  Interrogé sur ses modèles, Dürrenmatt cite Frank Wedekind pour le théâtre et Theodor Fontane pour la prose (et non Kafka comme on aurait pu le croire).
A partir du milieu des années 70, Dürrenmatt se livre à une réflexion plus théorique et philosophique sur la matière de son œuvre : ce sont les Stoffe, des textes multiformes traduits en français sous les titres La mise en œuvres et L’édification.

« Me plongeant dans mes anciennes matières, je ne pouvais échapper au sentiment de les avoir par trop négligées. Je biffais ce que j’avais écrit, recommençais sans cesse depuis le début. C’était il y a vingt ans, et me voici à nouveau attelé à mes matières. Des fragments se sont accumulés, des projets, mais aussi des doutes. […] Une inspiration en appelait une autre, un souvenir en invoquait un autre, une association en évoquait une autre. »

Les Stoffe renseignent sur le processus de création à l’œuvre chez Dürrenmatt. Le fil directeur qui traverse l’œuvre est celui de la réécriture constante : il faut transformer le texte jusqu’à ce qu’il soit juste. D’autre part, les Stoffe sont souvent fragmentaires, prélinguistiques, lacunaires : à leur origine se trouvent des images, des visions que l’écrivain s’approprie par le langage. Un détour par l’œuvre picturale de Dürrenmatt, qui aurait aimé être peintre, s’impose. Sa peinture, dynamique, présente souvent une action, une dramaturgie, et doit être envisagée en lien avec son œuvre littéraire.  

Les dernières décennies : voyages et retour à la prose

Durant les années 70 et 80, Dürrenmatt parcourt le monde pour la mise en scène de ses pièces. Cependant, le monde du théâtre change et le public n’est plus prêt à le suivre dans son esthétisation de l’horreur. Ses pièces de l’époque sont souvent des échecs et il vit principalement des succès des années 50 et 60.
Dans l’œuvre tardive de l’écrivain, qui revient aux textes en prose, l’image du labyrinthe est omniprésente. Minotaure (1985), ballade accompagnée de dessins de l’écrivain, présente le monde comme un enfer de questions auxquelles personne n’est capable de répondre ; le labyrinthe se fait condition de l’existence de l’écrivain.

« Il sentit qu’il n’y avait pas beaucoup de minotaures, mais un seul minotaure, qu’il n’existait qu’une créature pareille à lui […], que le labyrinthe lui était destiné, et cela seulement parce qu’il était venu au monde, parce qu’une créature comme lui ne devait pas exister […], pour que perdure l’ordre du monde, que le monde ne devienne pas labyrinthe et ne retourne ainsi au chaos d’où il était sorti. »

Dürrenmatt est toujours resté vivre en Suisse. Son affection pour le pays natal transparaît dans ses pièces, dont la toile de fond reste le voisinage, les paysages et la société suisses. Cet attachement n’empêche pas la provocation : celui qui affectionnait le paradoxe et faisait de l’écriture un combat n’hésite pas à faire de la Suisse une prison, dans un discours prononcé quelques semaines avant sa mort, survenue le 14 décembre 1990. Un an auparavant, il a légué ses archives à son pays, conduisant ainsi à la création des Archives littéraires suisses.