Michel Serres, la pensée hybride

Les archives du philosophe Michel Serres (1930-2019) ont rejoint par voie de dation les collections du département des Manuscrits. Outre de très nombreux carnets, elles sont riches de textes et notes inédites et serviront à l’établissement de ses œuvres complètes.
 
Carnets de Michel Serres. BnF, département des Manuscrits - Photo Elie Ludwig

 

Auteur d’une œuvre philosophique qui se ramifie à travers plus de 80 livres, Michel Serres s’est employé à transposer les modèles théoriques d’un domaine de la pensée à un autre et à décloisonner les savoirs. Né en 1930, il confiait à Bruno Latour : « Ma jeunesse va de Guernica à Nagasaki, en passant par Auschwitz. » Ainsi, à peine admis à l’École navale, il en démissionne : « Je ne voulais pas servir les canons et les torpilles, la violence était déjà, elle est restée, toute ma vie, le problème majeur. » Étudiant en mathématiques et en lettres classiques, il intègre l’École normale supérieure puis enseigne à Clermont-Ferrand aux côtés de Michel Foucault qu’il retrouve brièvement en 1968 lors de l’expérience de l’université de Vincennes. Il poursuit sa carrière à la Sorbonne, avant de rejoindre les États-Unis, notamment Stanford à partir de 1984, à l’invitation de son ami René Girard. Nombre de ses ouvrages sont une suite de démonstrations « élégantes » au sens où l’entendent les mathématiques. « Les philosophes adorent les médiations, les mathématiciens volontiers les éliminent. Une démonstration élégante saute les intermédiaires », précise-t-il. Ce formalisme mathématique contribue à ce style particulier fait à la fois de rigueur et d’invention, car « il n’y a de sérieux que l’invention » (Éclaircissements). C’est ainsi qu’on peut par exemple, dans un même chapitre, voir se croiser l’accident de la navette Challenger et les sacrifices au dieu Baal de Carthage (Statues), ou se déployer la notion de parasite d’un poème de La Fontaine à la théorie de l’information en passant par la biologie (Le Parasite).

Croiser les domaines de la pensée

Cette hybridité propre à chacun de ses livres est de plus amplifiée par la diversité des sujets qu’il explore. Ses ouvrages traitent aussi bien d’écologie (Le Contrat naturel) que des Origines de la géométrie, du rapport au corps et aux Cinq Sens que de l’enseignement (Le Tiers Instruit), de physique (La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce) que de littérature, de philosophie bien sûr, mais encore d’art (Esthétiques sur Carpaccio) et de communication, plaçant son oeuvre sous la figure du dieu Hermès, dieu des messages et des croisements. Au fil de son cheminement, Michel Serres n’a eu de cesse d’intégrer dans la pensée les conséquences philosophiques des révolutions scientifiques qui se succédèrent au XXe siècle tant en physique qu’en astrophysique, en biologie, en informatique et bien sûr en mathématiques. On peut ainsi découvrir, à travers ses publications, la cohérence profonde d’une œuvre faite pourtant de déplacements perpétuels.

La pratique du cahier

De cette activité foisonnante, il est resté notamment des cahiers où, de 1960 à 1974, se construit sa pensée ; ils sont le laboratoire de ses articles. Michel Serres gardera toute sa vie cette pratique, même si ses cahiers se transforment au fil du temps pour devenir surtout des supports de préparation de ses cours et de ses livres. Les dactylographies de ses œuvres, ses documents de cours, ses textes de conférences composent le reste des archives. Elles permettent d’explorer les pistes ouvertes par Michel Serres dans la philosophie qu’il envisageait lui-même comme « une anticipation des pensées et des pratiques futures [ayant] pour fonction d’inventer les conditions de l’invention » (Éclaircissements).

Guillaume Delaunay

Article paru dans Chroniques n° 96, janvier- mars 2023