Entretien avec Annie Ernaux : « Écrire, c'est faire exister ce qui a eu lieu »

En 2011, Annie Ernaux a fait don au département des Manuscrits de la BnF de tous les brouillons, notes préparatoires et copies corrigées de ses livres publiés depuis Une femme (1988). Une décennie et un prix Nobel de littérature plus tard, elle évoque pour Chroniques la relation qu’elle entretient avec les traces de son travail.
 
Portrait d’Annie Ernaux - 2023 - BnF

 

Chroniques : Dans quelles circonstances avez-vous décidé de faire don à la BnF des manuscrits de vos livres ?

Annie Ernaux : Au fil des années, de plus en plus de thésards, étudiants ou professeurs me contactaient pour consulter mes manuscrits : est arrivé un moment où ça n’était plus possible pour moi de tous les recevoir. J’ai décidé de faire don des manuscrits de mes livres, mais ça n’a pas été sans réticence de ma part. Même si je ne les consultais pas, j’avais plaisir à les garder auprès de moi – d’autant plus que, à mes débuts dans l’écriture, je ne gardais rien ! Les Armoires vides, Ce qu’ils disent ou rien, La Femme gelée, La Place – j’ai tout jeté, à part quelques pages réchappées de la destruction. J’ai retrouvé par hasard une demi-page de brouillon des Armoires vides au verso de notes de cours, parce que j’utilise toujours pour écrire des pages déjà utilisées d’un côté (je ne peux pas jeter une feuille dont un côté est blanc). C’est seulement à partir de Une femme que j’ai commencé à conserver les ébauches. Quand La Place a obtenu le prix Renaudot en 1984, on s’est mis à m’interroger sur l’écriture de mes livres. J’ai alors regretté de ne pas avoir gardé les traces des précédents – pour voir comment les choses se font, s’écrivent.

Pour la plupart de vos livres, vos archives sont composées d’avant-textes écrits à la main et de copies tapées d’abord à la machine puis à l’ordinateur : à quel moment se fait le passage du brouillon à la dactylographie ?

Au début, ça intervenait à la toute fin de l’écriture : je ne savais pas vraiment taper à la machine, c’était un travail long et pénible, il fallait utiliser du Tipp-Ex… Je suis passée à l’ordinateur avec La Honte : il y a plusieurs parties dans ce livre, et je ne savais pas laquelle je mettrais en premier. J’ai fait plusieurs essais, en bougeant les choses, grâce au traitement de texte. Depuis, il m’arrive de saisir certains textes sur l’ordinateur, comme le début de Mémoire de fille, pour lequel j’ai fait beaucoup de versions différentes. En revanche, pour Les Années, je n’ai saisi le texte qu’à la fin : il fallait que l’écriture suive l’ordre du temps.

Ces archives sont consultables sur le site Richelieu, dans la salle des Manuscrits, sur autorisation de votre part…

Oui, j’ai voulu garder une mainmise sur la consultation. C’est aussi une curiosité de ma part, j’aime bien savoir qui consulte ! Je connais personnellement certains des chercheurs et chercheuses qui viennent voir mes archives, je les ai parfois reçus chez moi.

Celles et ceux qui donnent leurs manuscrits à la Bibliothèque le vivent de diverses façons : pour certains c’est une expérience douloureuse, pour d’autres un soulagement. Qu’en est-il pour vous ?

Je le vois avant tout comme une mesure de sécurité contre la destruction, le vol, l’incendie. Cela peut être aussi utile à ceux qui s’intéressent à ce travail, écrire. J’ai moi-même été surprise, l’an dernier, quand j’ai visité le musée de la BnF : une page du manuscrit des Années y était exposée. C’était très étonnant. J’y ai vu un témoignage du temps de l’écriture, d’un temps disparu. Écrire, c’est à la fois faire exister ce qui a eu lieu et comprendre. Je l’ai évoqué en 1976 dans le journal tenu pendant la maladie de ma mère et publié ensuite sous le titre Je ne suis pas sortie de ma nuit – dont, d’ailleurs, je n’ai pas gardé le manuscrit. L’écriture, c’est ça : comprendre et sauver.

Fonds Annie Ernaux
Manuscrit des «Années» d’Annie Ernaux - 2023 - Marie Hamel / Photo Synthèse / BnF

 

Comme la plupart des manuscrits d’Annie Ernaux, celui des Années est écrit au stylo-feutre, au verso de feuilles déjà imprimées – courriers électroniques, programmes de colloques ou factures diverses. Il a fait l’objet d’une reliure d’art exécutée en 2023 par Annie Boige : une première couvrure en cuir oasis bleu canard est recouverte de bandes verticales d’oasis chocolat. Le choix d’un cuir non fragile, pour ce volume épais et lourd, a été fait en vue de permettre les manipulations et consultations futures.

Propos recueillis par Mélanie Leroy-Terquem

Article paru dans Chroniques n°99, janvier-mars 2024