Violette Leduc (1907-1972)

 
Violette Leduc est morte il y a 50 ans cette année, le 28 mai 1972. Pour lui rendre hommage, le 7 février 2022, la comédienne Florence Viala, lit des extraits du manuscrit de Thérèse et Isabelle, dans le cadre du cycle « À voix haute ».
À partir de ses souvenirs, l’autrice y raconte la découverte de la sexualité entre deux collégiennes. Si ce texte n’est aujourd’hui accessible que sous la forme d’un court roman, il devait à l’origine être l’ouverture d’un autre roman. Se pencher sur son histoire éditoriale peut éclairer sa lecture.
 
En 1948, Violette Leduc commence la rédaction de Ravages, récit transposé de trois relations amoureuses de l’autrice. Ce roman devait débuter par Thérèse et Isabelle, premier élément d’un triptyque signifiant : « le projet littéraire de Leduc était de ne pas séparer le sentiment amoureux et l’expérience érotique, l’homosexualité et l’hétérosexualité » (Anaïs Frantz). Mais Gallimard censure cette partie jugée érotique voire pornographique, et fait paraître Ravages en 1955 amputé de ses 150 premières pages. Jacques Guérin, ami de l’autrice et bibliophile, fait éditer, la même année et à ses frais, le texte de Thérèse et Isabelle, dans un tirage de luxe quasi confidentiel car restreint à 28 exemplaires. En 1966 Gallimard se résout à publier le texte, mais toujours en partie expurgé. Ce n’est qu’en 2000 qu’il le fait paraître dans son intégralité. Mais à ce jour, Thérèse et Isabelle n’a toujours pas réintégré Ravages.
Anaïs Frantz, spécialiste de Violette Leduc, a analysé cette censure, entre autre dans son article « Pourquoi lire Thérèse et Isabelle aujourd’hui ? ». Bien que reconnue dans sa qualité d’écrivain par Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Jean Genet, Violette Leduc dérange les éditeurs comme le public car pour la première fois, le lesbianisme est porté par une voix de femme. Auparavant, si « l’homosexualité féminine était présente dans la littérature érotique, elle l’était “par rapport à l’homme” : décrite par un auteur ou pour un voyeur masculins, en comparaison ou par assimilation avec la sexualité phallique ». La chercheuse souligne également que, comme c’est souvent le cas dans l’histoire littéraire, la censure a paradoxalement joué un rôle de révélateur, en « propuls[ant] le texte au rang d’ouvrage révolutionnaire ».

« passion de l’impossible »

Car le changement des représentations va encore au-delà. « Le désir et le plaisir sexuels sont racontés par Leduc de façon inédite car en marge de la logique de la domination masculine et de la séduction féminine » dont la séduction entre femmes. Thérèse et Isabelle ne cherchent pas à se séduire. Libérée de cette contrainte, l’autrice peut dépeindre leur relation dans ce qu’elle a de sensuel mais aussi de sentimental, de tendre et d’émouvant, de  direct et de sincère. Le récit de défloration et de découverte de la sexualité par de jeunes femmes échappe à la pornographie par sa poésie, car Leduc ne cherche pas à choquer, mais à décrire au plus juste. Pour cela, elle convoque métaphores, images poétiques, synesthésies.

« Je m’envolai, je pris avec mon bec les flocons de laine accrochés aux épines de haies, je les mis sur les épaules d’Isabelle. Je tapotais ses os avec mes marteaux duveteux, mes baisers dévalaient les uns au-dessus les autres, je me lançais dans un éboulis de tendresse. Mes mains relayèrent mes lèvres fatiguées : je modelai le ciel autour de son épaule ».
« Nous avons effleuré et survolé nos épaules avec les doigts fauves de l’automne. Nous avons lancé à grands traits la lumière dans les nids, nous avons éventé les caresses, nous avons créé des motifs avec de la brise marine, nous avons enveloppé de zéphyrs nos jambes, nous avons eu des rumeurs de taffetas aux creux de nos mains ».

La matérialité s’incarne dans l’onirisme. L’imagination, le fantasme viennent sublimer le réel. Dans les hésitations de leur adolescence, par définition passage entre deux mondes, la relation fulgurante entre les personnages reflète les tourments existentiels et les incertitudes de l’autrice : toujours en tension entre l’absence et la présence de l’autre, entre l’amour et la possession, ce qu’elle qualifie de « passion de l’impossible ».

« audace retenue »

Ce style particulier, Simone de Beauvoir le qualifie d’ « audace retenue », dans un « langage sans mièvrerie ni vulgarité » : « L’audace retenue de Violette Leduc est une de ses plus saisissantes qualités, mais qui l’a sans doute desservie : elle scandalise les puritains, et la chiennerie n’y trouve pas son compte » (préface de La Bâtarde, premier volet de la trilogie autobiographique de Leduc). C’est aussi ce qui a dérouté les éditeurs : ne pas savoir dans quelle catégorie classer ce récit, compliquant par suite le travail de l’éditeur : à qui le destiner, comment le promouvoir, etc.

Beauvoir, toujours dans cette préface, envisage le « cas » de Violette Leduc à la lumière de l’existentialisme. Selon elle, il « montre avec une exceptionnelle clarté qu’une vie, c’est la reprise d’un destin par une liberté ». Or, la fin de Thérèse et Isabelle illustre ce principe, en négatif : Thérèse est retirée du collège par sa mère et séparée définitivement d’Isabelle :

« Ma mère me reprit.
Je ne revis jamais Isabelle ».

En deux phrases sans transition, d’une rude sécheresse après les espoirs nourris de lyrisme, l’autrice fait retomber les jeunes femmes dans le déterminisme social, sous le poids des conventions patriarcales, incarnées par la mère, qui ne laisse pas aux femmes le choix de leur sexualité.

Violette Leduc ouvre ainsi la voie (la voix) à Monique Wittig, à Virginie Despentes.

Pour aller plus loin

Au Département des Manuscrits
Violette Leduc. Thérèse et Isabelle, dactylographie corrigée. NAF 28992.

Dans la salle H
2 éditions de Thérèse et Isabelle :

et également :

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